Avant de l’accueillir dans le cadre des activités du PILEn à la Foire du Livre de Bruxelles, rencontre avec Franck Bourgeron, rédacteur en chef de La Revue Dessinée lancée en papier et en numérique en septembre 2013 et dont le numéro trois est à découvrir dès le 12 mars.
Dans le premier numéro, on voyage au quartier de Matongé, « point de rencontre de tous les immigrés africains », à Bruxelles (un reportage de Jean-Philippe Stassen, l'auteur de Déogratias)
Pourquoi et comment est née La Revue Dessinée ?
En cette époque d’abattement et de conformisme dans le monde de la BD, ce projet est né avant tout d’un désir d’auteurs (1) attirés par l’idée de relater le monde au sens large du terme en passant par de nouveaux modes de narration. Je suis personnellement convaincu que la BD est un formidable vecteur pour raconter l’actualité, et ce encore plus qu’avant. Ce sont deux mondes qui ont énormément de choses à se dire. A la base, nous avions tout simplement envie de créer cette revue pour la lire, car ce type de projet n’existait pas.
La Revue Dessinée constitue également une réponse à la paupérisation des auteurs de BD, alors que les avances sur droits ont tendance à fondre. Elle offre en effet la possibilité aux auteurs de prépublier leurs travaux qui pourront ensuite être vendus à des éditeurs.
Le lancement de la revue a pu se faire en septembre 2013 notamment grâce au soutien du Centre National du Livre, ainsi que de la Région Rhône-Alpes dans le cadre de son plan de développement numérique, et d’une dizaine d’actionnaires dont Futuropolis (Gallimard). La campagne de crowdfunding que nous avions faite sur Ulule (2) a également beaucoup aidé car elle nous a permis de lancer les premiers abonnements.
Pourquoi avoir choisi d’exister à la fois en papier et en numérique ? Si l’on prend l’exemple d’autres revues françaises, Professeur Cyclope n’existe qu’en numérique et XXI qu’en papier.
Nous sommes partis la fleur au fusil, imaginant au départ nous lancer exclusivement en numérique. Mais trouver un modèle économique viable s’est révélé trop compliqué et nous nous sommes finalement appuyés sur le papier. C’est paradoxal car aujourd’hui pour lever des fonds en France dans le secteur de l’édition le mot magique est clairement « numérique ».
Rétrospectivement nous nous rendons compte que nous avons fait le bon choix : nous vendons actuellement par numéro 20.000 revues papier et entre 300 et 400 revues numériques. La version papier coûte 15€, son double numérique 3,59€ … C’est un prix volontairement très bas, alors qu’il s’agit de la même revue, avec en plus un contenu enrichi qui nécessite des développements. Il y a une telle disparité de ventes et de prix entre le papier et le numérique que parfois on se pose des questions ! Nous sommes cependant bien conscients que la version numérique ne doit pas être trop chère, car elle permet de s’adresser à un autre type de public, plus jeune.
Compte-tenu du coût des développements, La Revue Dessinée n’est pour le moment disponible que sur iOS. L’App Store nous impose déjà un certain nombre de contraintes et en plus il est difficile d’assurer une bonne visibilité, contrairement au papier où nous avons des leviers (3). Nous avons heureusement la chance d’avoir Olivier Jouvray dans notre équipe, un spécialiste du numérique qui suit la mise en place et le développement de la revue au quotidien. Notre seul impératif ergonomique pour la version numérique était que ce soit le plus simple possible et qu’il y ait un confort de lecture proche de celui du livre papier. Pour nous, c’est le contenu qui prime, pas le support technologique, et les retours des lecteurs sont bons, ce qui est plutôt rassurant !
La Revue Dessinée paraît tous les trois mois alors que vous avez une communauté très active au quotidien, comment faites-vous pour gérer ces deux temporalités ?
Pour prolonger la lecture de la revue entre deux numéros, nous passons beaucoup par les réseaux sociaux et en particulier par Facebook. Nous avons pris l’habitude de travailler avec cet outil et chacun des six fondateurs a apporté en quelque sorte sa communauté de lecteurs, qui s’est encore élargie l’année dernière au moment de la campagne de crowdfunding sur Ulule.
Nous souhaiterions désormais faire monter notre site Internet en puissance et inverser la tendance par rapport à notre présence sur Facebook: c’est au site de devenir moteur et de favoriser les échanges avec les lecteurs, en cassant cette temporalité longue et nécessaire à la création de 228 pages de BD… Cela demande cependant du temps, de l’énergie, du contenu, des développements et beaucoup d’argent car tous les auteurs et journalistes sont rémunérés. C’est toute une économie à mettre en place, tout un modèle économique à inventer, car tous les contenus produits pour le site ne sont pas repris dans la revue et doivent être financés.
Pour avoir une continuité du sujet entre le format papier et le site, nous utilisions des QR codes mais nous les avons retirés pour le n°3, tout simplement parce que nous ne connaissons personne qui les utilise… Cela relevait plus du gadget. Nous n’avons jamais eu aucun retour des utilisateurs là-dessus, en cas de plainte massive nous pourrions les remettre, car ce n’est pas très compliqué.
La Revue Dessinée n'a pas encore six mois, quels sont les prochains développements que vous envisagez ?
Notre préoccupation principale est toujours de stabiliser économiquement la revue ! Nous nous rendons compte de manière encore plus aigue aujourd’hui de la nécessité de trouver des financements. Si les lecteurs continuent de nous soutenir, nous essayerons bien sûr d’aller plus loin, de faire des sujets plus élaborés, de lancer des thématiques mais aussi de jouer davantage sur les temporalités, notamment via le développement de notre site.
Nous tentons aussi de nouveaux partenariats, notamment avec l’INA (4), car il nous paraît primordial d’enrichir la version numérique de liens vers des archives. Les lecteurs ont une vraie curiosité pour ces fonds et des projets comme le nôtre peuvent donner une visibilité à ces archives oubliées. Nous nous en servons mais avec des limites liées à la question des droits notamment.
Vous vous lancez aussi sur d'autres formats, comme le webdocumentaire. Est-ce cela aussi le futur pour les auteurs de BD, un travail qui se développe en transversalité sur plusieurs formats ?
Nous nous sommes associés avec France Info durant quelques semaines pour le projet « Trait d’info », une expérience croisée d’info-radio-dessinée, avec des capsules, des petits documents à la fois sonores et graphiques. Les auteurs qui ont participé à cette expérience étaient pour la plupart ravis car ce type de projet donne des ouvertures en permettant à la narration de se diversifier. La seule difficulté c’est de faire travailler ensemble auteurs et journalistes, car le dessinateur doit réinterpréter très fort le propos et passer dans un processus de création sur de l’actualité. Cela pose un certain nombre de questions, et notamment de savoir si l’on est encore dans le journalisme ou bien davantage dans la fiction. A La Revue Dessinée, c’est cette piste de la recréation que nous souhaitons explorer, en alliant rigueur journalistique et regard d’auteur.
Je suis en tout cas convaincu qu’il faut poursuivre l’exploration de nouveaux formats, d’autant qu’au sein de La Revue Dessinée, quand nous pensons à des sujets et des manières de faire, c’est spontanément le numérique le vecteur. Cela demeure néanmoins compliqué car il faut créer de nouveaux outils et changer les pratiques en profondeur. Si certains auteurs se lancent sur de nouveaux formats, la grande majorité d’entre eux reste pris dans une contrainte d’albums. Cela a beaucoup formaté les auteurs et il faut réussir à casser ce modèle-là car cela devient une prison : on finit un album, on en recommence un autre. Il est nécessaire de créer d’autres opportunités pour les créateurs. A quand cette célèbre bascule dans le numérique que tout le monde attend ? Pour une toute petite structure comme la nôtre, c’est difficile d’être très précurseur et nous sommes sans cesse ramenés à la réalité, notamment financière. Mais nous essayons tout de même !
propos recueillis par Morgane Batoz-Herges
Vous souhaitez en savoir plus sur La Revue Dessinée ? Vous avez envie de poser des questions à Franck Bourgeron ? Vous voulez (re)découvrir d’autres revues articulant papier et numérique ?
Retrouvez-le à la Foire du Livre de Bruxelles au moment de la table ronde « Allier papier et numérique: le cas des revues littéraires et de création ». Anita Van Belle, coordinatrice du BdA, et Lorent Corbeel, rédacteur en chef de Karoo-Indications) seront également présents lors de cette table ronde animée par Tanguy Habrand, coordinateur éditorial de la collection Espace Nord. Retrouvez ici l'article consacré au BdA et d'ici la fin de la semaine celui consacré à Karoo.
(1) Les auteurs de BD Franck Bourgeron, Olivier Jouvray, Sylvain Ricard et Kris, l'écrivain Virginie Ollagnier et le journaliste David Servenay.
(2) L'objectif initial a d'ailleurs été largement dépassé, comme on peut le voir ici.
(3) La Revue Dessinée se trouve facilement en librairie où elle a en général une belle visibilité avec les autres "mooks" comme XXI.
(4) Cette question de l'utilisation et de la mise en valeur des archives numérisées se pose également en Fédération Wallonie-Bruxelles. Dans le rapport intitulé Analyse prospective du développement numérique de la chaîne du livre remis à la ministre Fadila Laanan en mai 2012, il était d'ailleurs recommandé d'encourager des synergies public-privé, notamment des collaborations entre organismes publics comme la RTBF, la SONUMA, les Centres d'archives, etc. disposant de ressources numérisées et des projets proposant des contenus issus de la chaîne du livre (voir 3.5.3.).