À l'occasion de la présence de Jean-Philippe Toussaint lundi 3 juin aux Rencontres de Bruxelles #03, qu'il a accepté d'introduire, de « pimenter »et de clôturer, retour sur son rapport original au web et aux nouvelles technologies.

Écrivain d'origine belge, mais de renommée internationale, Jean-Philippe Toussaint est l’auteur de nombreux romans, tous édités aux Éditions de Minuit et traduits dans une vingtaine de langues. Il est lauréat de prix prestigieux, parmi lesquels le Prix triennal du roman de la Fédération Wallonie-Bruxelles 2013 pour La Vérité sur Marie ou, en 2005, le Prix Médicis du roman français pour Fuir. Réalisateur et photographe, Jean-Philippe Toussaint est aussi créateur de vidéos, d’installations ou de performances comme en témoigne l’exposition LIVRE/LOUVRE qu’il a imaginée en 2012 pour « évoquer le livre sans passer par l’écrit ». Le Web et les nouvelles technologies lui sont familiers. À travers son site et ses expériences d’édition numérique, il développe une démarche originale et cohérente autour des notions d’archives et d’inédits articulées dans une nouvelle dynamique.

Jptoussaint.com : des making-of en héritage

Depuis plusieurs années, Jean-Philippe Toussaint propose sur son site des documents qui permettent au visiteur d’entrer dans les coulisses de son œuvre : différents états des manuscrits, plans de travail, brouillons, correspondance… Ce site dévoile des making-of qui ouvrent de nouvelles perspectives sur la conception des œuvres. La question de la trace, omniprésente dans le travail de l’écrivain, a trouvé avec Internet des développements originaux. Le site n’est plus seulement une vitrine du travail de l’auteur, mais un lieu donnant accès à un point de vue unique sur des documents qui sans cela seraient restés « lettres mortes ». « J’ai beaucoup réfléchi à ce qui fait la spécificité d’Internet et mes réflexions se sont articulées autour des questions des archives et de l’inédit. Je travaille à la mise en ligne de textes inédits qui ont été écrits avant la publication de mon premier roman. Ces textes seront rendus publics, sous forme exclusivement électronique. »

Avant La Salle de bain, son premier roman publié en 1985, Jean-Philippe Toussaint rédige plusieurs textes, dont un roman, Échecs, qui ne fut jamais publié. « Il existait huit ou neuf versions de ce texte ; la plupart ont disparu mais j’ai retrouvé les manuscrits de trois versions et je les ai confiés à Laurent Demoulin, professeur de littérature à Liège, qui en a établi une édition critique. Nous ne savions pas trop comment diffuser le livre ensuite, car, à notre connaissance, à part Amazon, aucun site ne permet de diffuser des livres à compte d'auteur, si on n'a pas de structure éditoriale. Nous nous sommes donc résignés à mettre Échecs en vente sur Amazon en mars 2012. Mais compte tenu de ce qu'est Amazon, et du danger qu'il représente pour les librairies traditionnelles, ce n'était pas une solution satisfaisante pour l'esprit, et nous envisageons maintenant de le retirer d'Amazon (ceux qui l'ont déjà acheté auront donc un collector numérique !), et de le proposer uniquement sur mon site, en téléchargement libre, dans le cadre de cette réflexion que nous menons sur l'archive.» Dès août 2013, cette édition sera donc disponible en ligne sur le site de Jean-Philippe Toussaint. « J’ai réfléchi à une publication qui pourrait être spécifique au site. J’ai confié le travail d’édition à Laurent Demoulin. Patrick Soquet, qui a créé le site avec moi, réalisera le livre électronique et nous sommes en train de réfléchir à conférer une unité  graphique et visuelle à cette collection d'inédits proposés uniquement en version numérique.»

Jean-Philippe Toussaint tient beaucoup à cette distinction entre les textes édités sous forme « papier » et ceux qui relèvent des archives, éditées en format numérique, ces derniers ne devant pas parasiter le présent éditorial de l’auteur. « Il ne faut pas qu'il y ait de confusion possible : imprimés, ces textes  pourraient apparaître comme les derniers livres que j'ai écrits. Or, ce ne sont pas des textes comme les autres. Je ne les relis pas, ils n’influencent pas ma pratique d’écriture actuelle. » Cependant, ces archives ne sont pas inertes. La spécificité de cette démarche d’édition tient dans la manière de donner une place dans le présent à des textes qui auraient probablement été publiés à titre posthume. « L’intérêt de ce projet est de proposer ces textes de mon vivant, une archive documentée qui ne vient pas interférer avec mon actualité littéraire. Ces œuvres auraient pu devenir des œuvres disparues, elles auraient peut-être été retrouvées par hasard après ma mort. Je trouve intéressant de m’occuper moi-même de ce qui serait peut-être devenu une œuvre posthume. »

Dans cette question de l’articulation entre œuvres papier et publication numérique, Jean-Philippe Toussaint cite François Bon et Eric Chevillard. « Ils sont pour moi les auteurs les plus pointus et avant-gardistes dans la réflexion sur Internet. Mais ce ne sont pas des auteurs qui ont négligé l’édition papier. Eux aussi ont trouvé une articulation cohérente entre éditions papier et numérique et ne semblent pas accorder le même statut à ces deux supports. Par exemple, l’un et l’autre publient des textes sur Internet qu’ils effacent une fois ceux-ci édités. »

Génétique littéraire en temps réel

Le dévoilement des « coulisses » de l’œuvre et de la manière dont un texte se construit peu à peu intéresse l’auteur, il y puise même une source d’inspiration. Mais ce dévoilement est organisé. « Cela ne me pose aucun problème de laisser voir la manière dont je travaille, comment le texte se construit, mais il ne s’agit pas d’un libre accès à mon ordinateur. L’enjeu d’un site est de travailler au classement, au tri. Il s’agit en effet de choisir, présenter, commenter et organiser le parcours du visiteur. »

Les documents mis à disposition sur le site intéressent les chercheurs et les étudiants. Certains se sont emparé de cette matière : des étudiants de théâtre ont récemment travaillé sur des brouillons de textes et ont créé une œuvre nouvelle ; un autre a réalisé un mémoire portant uniquement sur les brouillons. « Ce travail de génétique littéraire peut aujourd’hui être réalisé en temps réel. C’est assez exaltant pour les étudiants de travailler cette matière sur des auteurs contemporains. »

Hommage visuel à la littérature

Mais Jean-Philippe Toussaint est un écrivain qui dispose de ressources précieuses pour ses expériences numériques. Réalisateur, photographe, concepteur d’installation, il navigue tout autant dans le monde des images, de la réalisation et de la technique que dans celui de l’écrit. « J’ai évidemment la chance de pouvoir exploiter Internet et ses ressources, en tant que réalisateur ou plasticien je ne suis pas condamné au monde du PDF ! » Avec son exposition LIVRE/LOUVRE en 2012, Jean-Philippe Toussaint a investi quatre salles du musée du Louvre, temple du classicisme, pour une exposition qui se voulait « un hommage visuel à la littérature ». « Par exemple, en contrepoint d'un exemplaire très rare de La Divine Comédie de Dante, nous avons proposé avec Patrick Soquet une œuvre multimédia complexe, L’Enfer, qui consiste en une mosaïque de neuf tablettes électroniques Galaxy Tab 10.1, sur lesquelles défilent les traductions en neuf langues du chant 3 de L’Enfer qui finissent par s’embraser et disparaître dans les flammes, avant que le texte, renaissant de ses cendres, n’apparaisse à nouveau sur les écrans et recommence à défiler en boucle à l’infini. Toutes ces expériences sont centrées sur le livre, elles démontrent qu’il n’est pas un objet inerte mais le support d’une discipline vivante. »

S’il dit que l’interactivité ne l’intéresse pas, Jean-Philippe Toussaint laisse mûrir ses réflexions sur les possibilités fictionnelles d’Internet. « Dans La Vérité sur Marie, je fais référence à un texte de Borges qui est une pure invention de ma part. J’imagine comment cette expérience pourrait se déployer sur Internet, en ouvrant par exemple un appel à contributions pour demander aux internautes d'imaginer ce qu'aurait pu être cette nouvelle et de l'écrire à la place de Borges. »

 


Propos recueillis par Anne Vanweddingen, responsable de l'action culturelle SACD-Scam.