Lors de la neuvième édition des Apéros du numérique qui se tiendra le 29 juin prochain à La Bellone à Bruxelles, la figure de l'auteur-entrepreneur sera au centre de toutes les attentions. C’est la raison pour laquelle le PILEn a décidé de revenir sur le phénomène de l’autoédition et sur les rapports qu’il entretient avec le système éditorial. En complément de cet article, retrouvez sur le site de notre partenaire éditorial Karoo une interview de Laure Prételat, fondatrice de Librinova, une plateforme d’aide à l’autoédition lancée en 2014.

Quand il publie L’édition sans éditeurs en 1999, André Schiffrin dénonce le processus de concentration et de rationalisation en cours dans le secteur du livre : de plus en plus, des gestionnaires occupent la place des éditeurs dans la chaîne décisionnelle. Aujourd’hui, cette expression pourrait être transposée à un autre phénomène remettant profondément en cause la logique éditoriale, celui de l’autoédition dont la croissance est frappante depuis quelques années.

Se dirige-t-on vers une « édition sans éditeurs », où les relations entre l’auteur et ses lecteurs seraient organisées par des plateformes numériques aux dépens des structures éditoriales traditionnelles ?

L’âge des plateformes

Les plateformes d’autoédition en ligne fournissent aux auteurs autant d’occasions d’accéder au marché et de s’adresser directement à leurs lecteurs. De nos jours, il est possible d’observer une multiplication des plateformes consacrées à cette activité, mises en place par les principaux distributeurs de livres numériques (Amazon avec Kindle Direct Publishing et CreateSpace, Apple avec iBooks Author, Kobo avec Writing Life, Barnes & Noble avec Nook Press, etc.), par des opérateurs spécialisés (Lulu, Smashwords, Wattpad, We love Words, Books On Demand, Delitoon, Blurb, etc.), mais aussi par des maisons d’édition qui lancent leurs propres initiatives ou qui rachètent des sites déjà bien installés sur le marché (Penguin avec Author Solutions, Mondadori avec Scrivo, Harper Collins avec Authonomy, etc.).

Ces plateformes fonctionnent comme des interfaces informatiques, simples d’usage, grâce auxquelles l’auteur peut concevoir lui-même son livre et le diffuser en ligne. En retour, celles-ci prélèvent un pourcentage sur les ventes réalisées et commercialisent le plus souvent des services connexes pour accompagner l’auteur dans sa démarche d’autoédition (correction, maquette, opérations de communication sur les réseaux sociaux, impression à la demande, etc.).

Leurs modèles économiques peuvent emprunter d’autres voies et différentes formules sont susceptibles de se combiner. Le site Wattpad, par exemple, a pendant un temps associé la gratuité de son système de publication à la possibilité pour l’auteur de recourir au fan funding, c’est-à-dire de solliciter ses lecteurs pour financer l’édition papier de son livre, si bien que la plateforme retenait une commission sur le montant obtenu. La publicité est également expérimentée, notamment par We Love Words qui organise régulièrement des concours d’écriture en partenariat avec des marques, tels que « Mettez en scène la nouvelle Twingo » (Renault), « Racontez votre année 2013 en musique » (Spotify) ou « Publiez votre nouvelle érotique » (VSD).

Enfin, la mise en place de passerelles vers l’édition traditionnelle peut être exploitée, comme en témoigne Librinova dont le programme « En route vers le papier » consiste à se lancer à la recherche d’un éditeur à partir de 1 000 exemplaires écoulés. Dans ce cas de figure, Librinova se transforme en agent littéraire et perçoit un pourcentage sur les revenus versés par l’éditeur. Ce type d’initiative repose sur une pratique en voie de développement : celle d’une autoédition en ligne qui donne lieu, en cas de succès, à une édition classique par une structure éditoriale.

Vers l’édition traditionnelle

Dans le monde anglo-saxon, l’autoédition a pris une envergure significative, liée au développement du livre numérique. Selon le cabinet Bowker, la production de titres autoédités aux Etats-Unis était d’environ 460 000 en 2013, ce qui représente tout de même une progression de 17% par rapport à l’année précédente. En France, Christian Robin a récemment souligné la croissance du phénomène : en 2013, près de 11 000 livres autoédités avaient été soumis au dépôt légal, contre 6 000 en 2009, en sachant qu’en réalité tous les auteurs ne réalisent pas cette démarche[1]. Cette tendance s’accompagne d’une évolution sémantique intéressante : de plus en plus, on parle d’auteurs « indépendants » plutôt que d’auteurs autoédités, un terme valorisant qui insiste davantage sur l’idée d’autonomie et de liberté de création que sur celle d’une littérature mise à l’écart par le système éditorial.

Parmi la profusion de publications, quelques auteurs sortent régulièrement du lot et connaissent un succès important qui leur permet ensuite d’être récupérés par des maisons d’édition traditionnelles et parfois même de faire l’objet d’une adaptation au cinéma. E.L. James, Anna Todd, Hugh Howey, Amanda Hocking, Tina Folsom, John Locke, Kerry Wilkinson et beaucoup d’autres écrivains anglophones ont animé ces dernières années le monde du livre, mais nous pouvons aussi citer quelques cas de figure en langue française comme Agnès Martin-Lugand, Alice Quinn ou Aurélie Valognes qui ont toutes trois signé chez Michel Lafon après avoir rencontré une certaine audience sur Internet. Dès lors que le succès est au rendez-vous, des points de rencontre se tissent immanquablement avec le secteur éditorial.

Pour les auteurs, le passage dans une maison d’édition constitue souvent une étape décisive, non seulement parce qu’ils se retrouvent à déléguer les fonctions de diffusion et de promotion dont la prise en charge est lourde et chronophage pour des amateurs cherchant à se faire connaître, mais également parce qu’ils accèdent à une légitimité littéraire, à la reconnaissance de la qualité de leur travail. Du côté des éditeurs qui utilisent l’autoédition comme un réservoir potentiel, il s’agit de conquérir des parts de marché en s’épargnant l’étape de la sélection des textes, tout en bénéficiant de retombées positives liées à la notoriété que l’auteur a déjà acquise sur Internet. Dans un régime économique où règne l’incertitude, l’intérêt est de limiter la prise de risque, même si rien ne garantit qu’un succès obtenu dans l’univers numérique se reproduise mécaniquement en librairie.

Des mécanismes de tri

Il est vrai que l’autoédition participe d’une réorganisation des fonctions de la chaîne du livre, et que, contrairement au filtre éditorial traditionnel, qui s’appuie sur une sélection préalable par un éditeur des œuvres publiées et mises en avant, les mécanismes de tri sont ici complètement différents : la masse des lecteurs engagés sur les plateformes fait émerger tel ou tel livre, et ce qui compte, c’est l’identification après-coup des signes tangibles de la notoriété (vues, téléchargements, likes, votes, commentaires, etc.). Dans un contexte où les plateformes garantissent aux œuvres d’être disponibles mais pas forcément lues, l’auteur est plus que jamais conduit à agir comme un entrepreneur pour assurer la visibilité des livres qu’il publie.

D’un point de vue économique, l’accès direct au marché pour les auteurs et l’inflation de la production qui l’accompagne semblent paradoxalement conduire à une concentration des revenus sur une poignée de best-sellers, au succès foudroyant et mondialisé. C’est ainsi que 10% des auteurs captaient en 2012 75% des revenus de l’autoédition, ce qui est le signe d’un marché à deux vitesses, où les recettes sont très inégalement réparties[2]. Une telle asymétrie, qui s’observe également au niveau des plateformes qui dominent le marché, montre qu’une diversification de la production peut aller de pair avec une concentration importante de la consommation.


Cet article vous est proposé dans le cadre d'un partenariat éditorial exclusif entre Karoo et le PILEn autour du livre numérique afin d’explorer de manière complémentaire ses défis et enjeux pour les professionnels et le grand public. Tous les mois, aux articles thématiques publiés sur le site futursdulivre.be répondront des entretiens d’experts publiés sur karoo.me.

 

[1] Christian Robin, « Les livres numériques au centre d’une économie de l’attention ? », in Le livre numérique au présent (dir. Fabrice Pirolli), Editions Universitaires de Dijon, 2015, p.50.

[2] Angus Philipps, Turning the page, Routledge, 2014.