Bilan positif pour la matinée de réflexion sur le prêt de livres numériques en bibliothèques publiques organisée hier par le Service général des Lettres et du livre (SGLL). Au cours de cette première réunion de concertation fructueuse, libraires, bibliothécaires mais aussi auteurs et éditeurs ont exprimé tour à tour leurs attentes, leur disponibilité, et parfois aussi leurs craintes sur la diffusion du livre numérique en bibliothèque.

Le projet PNB de Dilicom, une « piste intéressante qui a le mérite d’exister » mais qui, en l’état, ne répond pas aux attentes des différents acteurs

La réunion a démarré avec les interventions de Jean-François Füeg, directeur du Service de la Lecture publique au SGLL et de Jean-Pierre Sakoun, consultant auprès du SGLL sur cette question du PNB. Tandis que M. Fuëg revenait brièvement sur les attentes des bibliothécaires, notamment en termes de politique de collection, de souplesse du système de prêt ou encore d'identification unique pour l’utilisateur, M. Sakoun a présenté dans les grandes lignes le projet français de PNB porté par Dilicom, qui par ailleurs accuse des retards dans sa phase d'expérimentation reportée sans doute à début 2014. C'est en effet l'hypothèse d’un adossement à cette expérimentation qui est pour le moment retenue en FWB. Ces deux interventions ont permis de clarifier les enjeux et les pierres d'achoppement.

Si le projet français offre en effet de nombreux avantages, au premier rang desquels de mettre « dans la boucle » tous les acteurs de la chaîne du livre, notamment les librairies indépendantes, et de regrouper les principaux éditeurs - exception faite tout de même d'Hachette -, il pose un certain nombre de questions importantes. Dans ce dispositif, les éditeurs-diffuseurs demeureront maîtres exclusifs de leurs fichiers qui ne sont pas cédés aux bibliothèques : celles-ci acquièrent des licences pour une durée de trois ans, assorties d'autorisations sous forme de jetons (de 20 à 50 jetons). Les bibliothèques, dans le cadre de la constitution de leur collection, auront donc à racheter tous les trois ans la licence, plus tôt si les jetons sont épuisés. Les éditeurs-diffuseurs décideront seuls également du nombre d'utilisateurs simultanés, de la durée d'emprunt (la tendance générale étant autour de deux ou trois semaines), des terminaux et modes de lecture (PC, Mac, liseuse, mais aussi streaming ou téléchargement). Autre difficulté : ces critères sont gérés par des DRM dont le coût, élevé (une dizaine de cents), s'ajoute au prix de la licence et va directement à Adobe...

Des questions délicates pour les bibliothécaires et leurs usagers, mais aussi pour les auteurs, et les éditeurs qui ne seront pas diffusés par un grand du marché.

Le prêt numérique en bibliothèque : un enjeu crucial pour les libraires

Les libraires belges ont été très tôt associés à la réflexion en cours, la FWB tenant, tout comme dans les projets québécois et français, à les intégrer au projet de PNB, de manière aussi à fortifier et dynamiser le réseau existant. La question du prêt numérique est en effet capitale pour ce secteur, comme a eu l’occasion de le rappeler Jean-Pierre Sakoun. Les libraires, on le sait, connaissent actuellement de grandes difficultés face à la concurrence de l’achat sur Internet et le combat inégal avec de grands acteurs internationaux comme Amazon. En France, et ce malgré une politique de prix unique du livre qui n’existe pas en Belgique, leurs marges baissent et se situent actuellement entre 1,5% et 3%. Louper le coche du marché du prêt numérique en bibliothèque pourrait donc accélérer leur déstabiliser. Et ce d'autant plus que d'autres écueils se trouvent déjà sur la route des libraires belges : la TVA à 21%, la tabelle, de nouvelles compétences techniques à acquérir, etc.

Philippe Goffe, qui représentait le Syndicat des libraires francophones de Belgique à la réunion, a fait le point sur la mission de médiation confiée par la Ministre Fadila Laanan dans le cadre du PNB, afin d'inciter les libraires indépendants à proposer une solution mutualisée, soit par la réalisation d'une plateforme commune de vente, soit par l'adossement à une structure francophone déjà existante. Ce travail qui touche actuellement à sa fin, a donc servi à la fois à étudier les modèles existants et à sensibiliser les libraires – pour le moment plutôt réticents- à cette problématique. Le rapport apportera des analyses sur le projet envisagés par la FWB d'un consortium de bibliothèques qui achèterait à un consortium de libraires. Les conclusions doivent être très prochainement remises à la Ministre et elles seront présentées sur ce site.

Concernant la méthodologie de travail à adopter pour le projet de PNB en FWB, M. Goffe a invité à s'inspirer davantage du modèle québécois qui s'est construit sur un dispositif de tables de concertation entre les différents professionnels, ce qui est aussi dans les projets du PILEn.

Les auteurs et éditeurs favorables, à condition de mobiliser toute la chaîne du livre

Les auteurs et les éditeurs qui s'exprimaient pour la première fois sur ce dossier, ont, par la voix de leurs représentants, appelé à une réflexion prudente afin de ne pas mettre en péril les conditions –déjà précaires- de production et de diffusion du livre et suggéré de procéder à plusieurs études de fond à l'instar de cette enquête commandée à l'IDATE par le Ministère de la Culture français. Frédéric Young pour la SACD-Scam, sur base d'une présentation (disponible ici) a plaidé pour la garantie pour les auteurs de présence dans des collections diversifiées et de qualité ainsi que de rémunérations régulières et équitables pour les auteurs. Du côté des éditeurs, Michel Jezierski, représentant l’Association des Editeurs belges (ADEB), a mis en garde contre une déstabilisation des métiers et des compétences au sein de la chaîne du livre et demandé une politique de concertation des différentes parties impliquées. Même son de cloche du côté de Pierre de Mûelenaere d’Espace Livres et Création qui a fait part de quelques réserves sur le système commercial proposé par le modèle Dilicom, demandant à avoir plus d'éléments d'information sur les discussions en cours avec les éditeurs-diffuseurs français et invitant à dresser un inventaire de ce qui sera possible en termes de conditions de prêt. Thierry Horguelin a quant à lui rappelé le grand écart existant entre petits éditeurs sans offre numérique qui peinent déjà à voir leurs ouvrages papier suffisamment diffusés en FWB et des maisons d’édition pure player comme ONLIT. Sylvie Godefroid, représentant la Sabam a souligné que les auteurs suivent cette question avec une grande attention mais aussi inquiétude.

Cette nécessaire prudence n'empêche en tout cas pas un réel intérêt pour le projet PNB et la volonté d'y être pleinement associés. A l’ADEB on est conscient que les commandes faites par les bibliothèques constituent une source de revenus importante pour les éditeurs et l'on se dit malgré tout « séduit » par le projet. Chez ELC on se réjouit d'un projet qui pourrait grandement simplifier le dialogue et permettre par la même occasion une diffusion plus large d'ouvrages de petits éditeurs. Frédéric Young, a enfin rappelé le fort attachement des auteurs aux bibliothèques et aux valeurs d’accès démocratique à la lecture et d’esprit d’émancipation citoyenne, tout en suggérant de les associer à une réflexion sur la constitution de collections numériques au sein des bibliothèques.

De la concertation au « launch and learn » ?

Si chacun s'accorde à reconnaître que l’heure est à l’expérimentation dans un contexte de marché du numérique « naissant et versatile »1, il est cependant très clair que la réflexion doit être rapidement poursuivie afin de parvenir à des avancées concrètes. Il est d'ailleurs frappant de constater à quel point les acteurs de la chaîne du livre ont non seulement intégré l'idée qu'avec la transition numérique les délais se réduisaient de manière drastique mais qu'il était aussi vital de travailler par regroupement, de libraires, de bibliothécaires, d'auteurs, ou au sein d'une interprofessionnelle comme le PILEn. Toute la difficulté est donc de trouver le bon tempo entre une certaine prudence et du « launch and learn », car la solution finalement élue aura un coût important et engagera véritablement chacun des acteurs de la chaîne du livre.

Un premier consensus s’est clairement dégagé sur la nécessité de mettre en place une méthodologie de concertation. A l'issue de la réunion, il a été convenu qu'un travail en groupe restreint débuterait dès que possible, pour qu’une feuille de route soit mise en place avant la fin de l’année. Jean-Pierre Sakoun a en effet mis en avant l'urgence pour les acteurs belges de mettre sur pied une politique collective de dialogue avec Dilicom, avec des exigences spécifiques à la FWB. De nombreux intervenants ont évoqué le PILEn comme l'un des interlocuteurs possibles dans ces négociations. Regroupant la Maison des Auteurs, ELC et l'ADEB, ainsi que le Syndicat des libraires belges francophones, ce dispositif semble en effet avoir un rôle important à jouer dans les semaines et mois à venir.

Des articles seront régulièrement proposés sur ce site sur l’évolution de ce projet, en donnant tour à tour la parole aux différents professionnels concernés.

M. Batoz-Herges


1 Il n'est d'ailleurs pas anodin dans ce contexte que les débats d'hier aient parfois dépassé la « simple » question du prêt numérique : la concurrence de géants globaux comme Amazon, les problématiques de médiation et de prescription dans le monde numérique ont ainsi été abordées (un thème qui sera prochainement développé au sein du PILEn) tout comme la nécessité pour les auteurs d’acquérir de nouvelles compétences créatives ou encore d'initier une réflexion interprofessionnelle sur la numérisation des contenus belges francophones et la pérennité de certains ouvrages.