A l'occasion la semaine prochaine de la tenue du colloque annuel du PILEn sur les futurs de la mise à disposition du livre numérique, Karoo et le PILEn vous proposent un focus sur le prêt numérique en bibliothèque. En complément de cet article, retrouvez une interview de Sophie Perrusson, directrice adjointe de l’action culturelle en charge des savoirs et du patrimoine à Levallois-Perret et responsable de la Médiathèque, qui participera à la journée d’étude annuelle du PILEn le 2 décembre prochain.

 

Exploré depuis peu, l’emprunt d’e-books en bibliothèque ouvre de nouvelles perspectives, tant pour la lecture publique que pour le marché du livre numérique. Alors que certains pays commencent seulement à proposer ce type de services ou à réfléchir aux conditions de leur mise en œuvre, d’autres se situent à un stade de développement nettement plus avancé. En dépit de l’incertitude qui plane sur les évolutions technologiques actuelles, des modèles d’accès et de valorisation économique se construisent progressivement. 

 

Dilicom, au cœur du système français

En France, l’ouverture au public cet automne de dispositifs issus du projet PNB (Prêt Numérique en Bibliothèque) succède à une phase de prospection et de concertation au niveau de l’interprofession engagée depuis 2011. Successivement, plusieurs établissements ont lancé leurs services à Montpellier, à Grenoble, à Aulnay-sous-Bois et à Levallois, qui devraient être suivis par d’autres d’ici la fin de l’année.

Cette vague d’initiatives est censée impulser le développement du livre numérique en bibliothèque, dans un contexte où seulement 4% des grands établissements disposent d’un service de prêt d’e-books malgré l’offre qui leur est proposée par de nombreux distributeurs (Bibliovox, Immatériel.fr, Lekti, Numilog, L’Harmathèque, etc.)[1].

Comment cette technologie fonctionne-t-elle ? Au cœur du projet PNB se trouve Dilicom[2], opérateur technique qui réalise l’interface entre les différents intervenants : maisons d’édition, bibliothèques, librairies indépendantes, prestataires et distributeurs. Plus précisément, le dispositif porté par Dilicom, soutenu par les pouvoirs publics, vise à mettre en place un Hub qui permet :

  • aux éditeurs de proposer un catalogue de livres numériques par l’intermédiaire des distributeurs ;
  • aux librairies de présenter « les offres des différents distributeurs aux collectivités à travers leur site professionnel » ;
  • aux bibliothèques de procéder à l’acquisition d’e-books « auprès des librairies qui passent leur commande via le Hub » ;
  • aux usagers d’accéder à une offre de livres numériques qu’ils peuvent télécharger ou lire en ligne (streaming) et dont les critères d’utilisation sont modulables[3].

C’est donc toute une chaîne de gestion du prêt du livre numérique qui est élaborée, prenant en charge l’ensemble des étapes nécessaires au fonctionnement du service. Le réseau des médiathèques de Montpellier, par exemple, travaille avec la librairie Sauramps, le prestataire ePagine et l’éditeur de logiciels Archimed, tandis que le projet Bibook mis en œuvre par la Bibliothèque municipale de Grenoble repose sur un partenariat entre le distributeur De Marque, la librairie numérique Feedbooks et la librairie Le Square. Selon Hans Dillaerts et Benoît Epron, un tel cadre technique a aussi pour objectif de préserver et de « stabiliser la place des libraires aujourd’hui questionnée par l’arrivée du numérique sur le marché du livre »[4].

 

Une démarche collective au Québec

Décliné depuis 2011 par l’intermédiaire de Pretnumerique.ca, le modèle québécois s’inscrit également dans une démarche collective impliquant divers intervenants de la chaîne du livre, à la différence du Canada anglophone dont l’offre de services se situe dans le sillage de celle des États-Unis. Au Québec, 90 % des bibliothèques publiques adhèrent à la plateforme développéepar le distributeur De Marque et administrée par l’organisme BiblioPresto[5], tandis que l’achat de livres numériques est réalisé auprès des librairies agréées. Composé de 17 000 titres, le catalogue intègre environ la moitié des livres qui font l’actualité littéraire. Depuis le lancement du service, 600 000 emprunts ont été enregistrés, avec une moyenne de 25 000 par mois en 2013, parmi lesquels 60 à 70% d’œuvres romanesques. En novembre 2014, le millionième emprunt de livre numérique a même été annoncé. 

La licence de prêt fonctionne comme pour le livre imprimé, à partir du principe selon lequel « 1 copie = 1 utilisateur » : lorsqu’un e-book est emprunté, l’exemplaire devient immédiatement indisponible pour les autres usagers. Ces emprunts sont chrono-dégradables, ce qui signifie qu’à la fin de la période de prêt ils s’effacent automatiquement et sont à nouveau rendus disponibles. Chaque copie, dont le prix de vente correspond à celui qui est fixé pour le grand public, peut-être empruntée à 55 reprises avant que la bibliothèque ne doive acquérir un nouvel exemplaire.

Comment expliquer cet effort de reproduction des logiques du livre imprimé ? S’il « est vrai que la notion d’exemplaire peut paraître absurde, lorsque transposée dans l’univers numérique », confie Jean-François Cusson, responsable du service, cela « permettait d’avancer rapidement, en utilisant des systèmes de diffusion et de distribution qui existaient déjà pour les canaux de vente grand public ». C’est donc un certain pragmatisme qui a prévalu lors de la construction de ce modèle, qui sera sans doute amené à évoluer.

 

États-Unis : la domination d’OverDrive

Les dispositifs évoqués précédemment se signalent par une double ambition : fournir une offre de livres numériques en bibliothèque d’une part, consolider la position des acteurs de la filière d’autre part. Aux États-Unis, où le numérique occupe déjà une place de premier plan dans le secteur, les différents maillons de la chaîne du livre ne sont pas impliqués, si bien que les relations commerciales se tissent directement entre les plateformes de distribution et les bibliothèques, sans la médiation des librairies.

Malgré l’existence de nombreux distributeurs numériques engagés sur le marché (Baker & Taylor, Freading, 3M Cloud Library, Public Library Online, ebrary, etc.), un opérateur se trouve aujourd’hui en position dominante, OverDrive, auprès duquel 16 500 établissements réalisent leurs achats, ce qui correspond à plus de 90% du marché[6]. Catherine Muller, qui consacre une série de billets à la question du prêt numérique aux États-Unis sur le site de l’Enssib, explique que les plateformes américaines proposent le plus souvent un système fondé sur la souscription à un abonnement annuel et l’acquisition parallèle de titres à l’unité, avec une politique de prêt qui tend « à reproduire le fonctionnement du prêt physique ou à compenser le manque à gagner lié au non renouvellement des copies numériques, ou plus simplement à préserver le marché des nouveautés ». Pour contrer les difficultés récurrentes que posent la mise en œuvre du prêt numérique, comme des catalogues restreints ou des modes d’accès contraignants, 70% des bibliothèques ont fait le choix d’appartenir à un consortium pour l’achat d’e-books, ce qui témoigne d’une volonté de mieux s’organiser.

À la différence des établissements européens, qui se trouvent face à un marché naissant qu’ils cherchent à anticiper, les bibliothèques américaines ont suivi le développement du numérique sur leur territoire. Les données contenues dans l’étude annuelle Ebook Usage in U.S. Public Libraries soulignent ainsi que 89% des bibliothèques disposent d’une offre de prêt numérique en 2013, pour 15 000 titres proposés et un budget moyen de 12 000 dollars[7]. Ce chiffre connaît une progression constante : en 2014, c’est désormais 95% des établissements publics[8] qui possèdent un catalogue d’e-books, dont la composition se signale par une meilleure représentation de la littérature romanesque (74% des ouvrages) par rapport au catalogue de livres imprimés (57%). En outre, les bibliothèques mettent généralement à la disposition de leurs usagers des appareils de lecture. Si 78% d’entre elles misent sur des liseuses, la tendance qui se dégage est plus favorable aux tablettes, proposées par 84% des établissements, en raison de l’éventail plus large d’usages que ces appareils autorisent.  

 

Les réflexions en cours en Belgique

Du côté flamand, il est intéressant de noter le lancement en avril 2014 du programme « E-boeken in de bib », articulé autour de l’opérateur BibNet, dont le service fonctionne pour 200 communes. À partir d’une application disponible sur terminal mobile, il est possible de télécharger et de lire des livres numériques pour une période d’emprunt de 4 semaines.  

Du côté de la Fédération Wallonie-Bruxelles, une attention particulière est accordée aux expériences québécoises et françaises qui s'attachent à préserver la chaîne traditionnelle du livre. Un certain nombre de bibliothèques publiques ont déjà expérimenté des solutions de lecture sur écran (prêt de liseuses, accès à un catalogue d’e-books), tandis qu'un dispositif centralisé qui prendra le visage d'une plateforme de prêt numérique (dont l'une des sources de livres numériques principales sera le catalogue PNB) vient d'être commandé et devrait voir le jour au printemps 2015. En parallèle, un consortium de bibliothèques publiques pour l'acquisition de livres numériques a été mis en place, fruit d'un partenariat entre la Fédération Wallonie-Bruxelles, les bibliothèques centrales des provinces wallonnes et la bibliothèque centrale de la région de Bruxelles-Capitale. Dans ce processus d'expérimentation, auquel le colloque du 2 décembre prochain organisé par le PILEn fait écho, il apparaît important de composer avec les positions de chacun des acteurs de la filière qui portent des exigences et des attentes qui leurs sont propres

La concurrence des modèles privés

Ces quelques exemples montrent la complexité des systèmes qui se dessinent et la variabilité des dispositifs possibles, mais aussi la multiplicité des questionnements qui traversent les acteurs économiques de la filière. Depuis quelques années, le prêt numérique en bibliothèque se développe un peu partout en Europe, selon des modalités qui devraient encore évoluer en fonction du développement des usages et des technologies.  

À ces initiatives articulées autour de la lecture publique s’ajoute la concurrence d’entreprises qui proposent des services commerciaux de location. Dans les secteurs de la musique et de la vidéo, le prêt payant et l’abonnement se sont installés dans les modes de consommation numérique, sous l’impulsion d’acteurs privés (Netflix, CanalPlay, Spotify, Deezer, etc.). Dans le domaine du livre, Amazon propose déjà une bibliothèque de prêt Kindle et vient de lancer son programme Kindle Unlimited[9], tandis que les plateformes qui mettent en place une offre d’e-books par abonnement sont de plus en plus nombreuses : YouBoox, Izneo, Youscribe, Storyplay’r et ePoints en France, Skoobe en Allemagne, Bookstreams en Italie, Riddo aux Pays-Bas, 24Symbols et Nubico en Espagne, Scribd, Oyster, BookBoard, Epic! et Marvel Unlimited aux Etats-Unis.

Toutefois, le modèle économique de ces « Netflix du livre » n’est pas encore stabilisé. Selon Françoise Benhamou[10], de tels services ne sont pas toujours soutenus par les maisons d’édition, qui se montrent réticentes à fondre leur catalogue dans ce type d’offre. De plus, l’économiste avance que les plateformes ont plutôt tendance à attirer les très gros lecteurs, qui consomment beaucoup de livres afin de rentabiliser leur abonnement. En conséquence, les droits reversés sont particulièrement élevés et vont même parfois jusqu’à excéder le montant de l’abonnement souscrit. Finalement, les services ne peuvent être rentables que s’ils parviennent à attirer et à fidéliser les petits lecteurs, ce qui est particulièrement compliqué. Même si leur équilibre économique reste à trouver, il convient de souligner que ces acteurs portent des modèles d’usage susceptibles d’empiéter sur le terrain des bibliothèques. 

 

 

 

Cet article vous est proposé dans le cadre d'un partenariat éditorial exclusif entre Karoo et le PILEn autour du livre numérique afin d’explorer de manière complémentaire ses défis et enjeux pour les professionnels et le grand public. Tous les mois, aux articles thématiques publiés sur le site futursdulivre.be répondront des entretiens d’experts publiés sur karoo.me.

 

[1] Étude sur l’offre commerciale de livres numériques à destination des bibliothèques de lecture publique, étude réalisée par l’IDATE pour le Ministère français de la Culture et de la Communication (France), 2013.

[2] Créé en 1989, Dilicom est un service interprofessionnel, avant tout destiné aux libraires et aux distributeurs, qui assure l’échange de données informatiques relatives au commerce du livre.

[3] Le projet PNB, Prêt numérique en bibliothèque, 29/11/2012, https://dilicom-prod.centprod.com/documents/307-PNB_Presentation_V0201.pdf. Les critères d’utilisation de l’offre qui peuvent être adaptés sont : « la durée de mise à disposition de l’offre ;le nombre d’emprunts autorisés ; le nombre d’utilisateurs simultanés, durée maximale d’emprunt ; l’accès in situ ou ex situ ;le nombre de terminaux ;la restitution anticipée par l’usager ».

[4] « La place du livre numérique dans les bibliothèques publiques françaises : État des lieux et prospective », Revue canadienne des sciences de l'information et de bibliothéconomie, vol. 38, n° 2, 2014.

[5] Depuis sa création en 2012, BiblioPresto réunit l’Association des bibliothèques publiques du Québec (ABPQ), le Réseau BIBLIO du Québec et la Bibliothèque et les Archives nationales du Québec (BAnQ) afin de coordonner le développement de services en ligne dans les bibliothèques publiques québécoises. 

[6] Étude sur l’offre commerciale de livres numériques à destination des bibliothèques de lecture publique, op. cit. 

[7] Ebook Usage in U.S. Public Libraries, Library Journal, 2013.

[8] Ebook Usage in U.S. Public Libraries, Library Journal, 2014.

[9] La bibliothèque de prêt Kindle, ouverte aux membres Amazon Premium détenteurs d’un Kindle ou d’une tablette Fire, permet d’emprunter gratuitement un livre par mois au sein d’un catalogue comprenant 10 000 titres français, dont beaucoup de titres autoédités. L’offre Kindle Unlimited, quant à elle, prend la forme d’un abonnement illimité à la librairie numérique d’Amazon. Lancée aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne, elle devrait bientôt voir le jour ailleurs en Europe.

[10] Le livre à l’heure numérique, Seuil, 2014.