Sara Gréselle est née à Levallois-Perret en 1988. Formée aux arts appliqués à l’ENSAAMA (Paris), elle s’installe à Bruxelles en 2012 pour suivre les cours de l’école de théâtre mouvement LASSAAD et se forme en autodidacte à l’art des marionnettes. Sa rencontre avec l’auteur Ludovic Flamant aboutit à la parution d’un premier livre commun où elle se charge des illustrations, Princesse Bryone (Éditions Esperluète – 2019). La même année, elle est lauréate de la bourse « Découverte » de la Fédération-Wallonie Bruxelles. En 2020, est publiée Roquet’Roll, une plaquette pour l’opération Fureur de Lire. 2021 voit naître deux de ses livres. Le premier, en solo, Les souvenirs et les regrets aussi (Esperluète) est un carnet intime constitué de fragments de vie amoureuse qui fait un maillage sensible entre texte, collages et images. Le deuxième, à nouveau en duo avec Ludovic Flamant, est publié par Versant Sud sous le titre Bastien, ours de la nuit. Entre homme et ours, réalité dure de la rue et possibilité échappatoire du rêve, l’album ouvre de nouveaux possibles. Elle travaille actuellement sur Les Lundis de Camille, un album jeunesse à paraître en 2022 chez Versant Sud.
Jean-Philippe Convert est né en France en 1972. Après des études en philosophie à l’université de Toulouse et une installation à Bruxelles, il se concentre sur son travail de plasticien et la réalisation de films vidéo et de performances d'après ses propres textes. Il essaie principalement d'explorer les possibilités d'expression orale et musicale, en relation avec le texte et l'image. Il définit son travail vidéo comme des «objets-films ». Depuis 2001, il est publié dans de nombreuses revues dont La Barque, Pylônes et tout récemment Sabir. En 2012, Le Livre des Employés, “proposition narrative [non linéaire] où se mêlent les souvenirs, les faits divers, les livres et les rêves” inaugure les publications de la maison d’édition Éléments de langage. En 2020, en parallèle de l’exposition collective Babel à l’ISELP, autour de l’oralité, il conçoit un cycle de trois conférences intitulé Babel ou le rêve d’une langue universelle. En 2021, il participe à l’ouvrage collectif Les enseignements de l’artiste en conférencier (éditions La Sorbonne). Tout reste à voir est par ailleurs à paraître en février aux éditions Cactus Inébranlable.
L’autrice-illustratrice et l’écrivain-plasticien ont parfois fait du rêve (nocturne ou éveillé) matière à vivre, matière à livres. En songeant à la fois au poème L’entrepôt de l’un et à l’album Bastien, ours de la nuit de l’autre, nous est revenu en mémoire Mais je suis un ours du scénariste américain Frank Tashlin (École des Loisirs – 1975), où un ursidé a bien du mal à faire accepter sa nature et à ne pas tomber dans l’aliénation par le travail. Entre souvenirs d’enfance, étrangeté, importance du corps, des gestes ou de la voix, ces deux-là ont tantôt trouvé un territoire commun, tantôt du grain à moudre.
Quand vous avez reçu la commande pour la campagne, quel a été votre processus de cogitation pour y répondre ?
Sara Gréselle : J’ai d’abord cherché à retrouver ce qui m’avait le plus impressionnée quand je suis arrivée en Belgique. Cela fait plus de dix ans que je suis ici et c’est vraiment un pays d’adoption, un pays de cœur. Je me suis rappelé Ostende, où j’ai été très impressionnée par cette jetée, ces immeubles devant la mer, cette mer qui ne bouge pas trop et ces mouettes ! J’avais envie de mettre des personnages, et ensuite, j’ai pensé au cuistax. C’est un mot que je ne connaissais pas avant d’arriver ici et ça résonnait avec le projet. Je voulais aussi intégrer un élément en décalage, et je me suis amusée avec le fait que les personnages lisent de la poésie belge et ne voient pas où ils vont. J’ai cherché des noms d’auteurs très courts – 4 ou 5 lettres – pour qu’ils puissent tenir sur les couvertures et grâce à ça, j’ai appris faire la connaissance de Norge ! William Cliff, je le connaissais déjà.
Jean-Philippe Convert : En réaction aux intentions qui nous ont été envoyées (qui évoquaient notamment la matérialité du livre), il y a une image qui a surgi, c’est celle d’un livre qui chute et qui est endommagé. C’est une anecdote qui m’est arrivé. Après mes études de philosophie, comme je ne voulais pas devenir professeur, j’ai essayé de trouver du travail et je me suis retrouvé à bosser pour l’équivalent d’Amazon. J’étais un petit rat de bibliothèque qui, du jour au lendemain, se retrouve à emballer des bouquins. Il y a un décalage à la fois social et spatial dans ce nouveau rapport au livre. Quand on est penché sur un texte et qu’on le lit, on oublie sa posture. Quand on est un manutentionnaire, les gestes sont complètement différents. Là, on n’oublie pas son corps. C’est vraiment ce fossé qui m’est apparu.
Tous les deux, vous n’êtes pas nés en Belgique mais vous y avez élu domicile depuis un certain temps… est-ce que ça représente quelque chose de particulier pour vous d’écrire, de dessiner, de créer depuis/dans ce territoire ou pour des structures éditoriales belges ?
Jean-Philippe Convert : C’est assez difficile de répondre à cette question ! Quand j’étais enfant, entre 5 et 10 ans, je vivais dans le Nord de la France, à Lens – on allait donc tout le temps en Belgique. On partait en voiture, et il y avait une frontière et une fois dépassée, tout changeait. La couleur des routes, les lampadaires… c’était magique ! Et en même temps pour moi, c’était le même pays, c’étaient les Flandres. Paradoxalement, maintenant que j’y vis, plus je me sens bruxellois et moins je me sens belge. La réalité de la Belgique, plus je la connais et plus je la trouve étrangère parce que singulière. Souvent, cette singularité n’est pas reconnue par les Belges eux-mêmes. En revanche, Bruxelles, c’est vraiment une ville que j’ai dans la peau.
Est-ce que cette étrangeté fait écho d’une façon ou d’une autre chez toi, Sara ?
Sara Gréselle : Un petit peu ! J’ai souvent du mal à répondre à la question « D’où viens-tu ? ». Je suis née dans la région parisienne mais j’ai vécu dix ans à Montpellier, ensuite ma mère est partie en Bretagne et mon père à Chartres et j’ai de la famille aussi à Bordeaux. Ma famille est complètement éclatée à travers la France. Je n’ai pas vraiment connu quelque chose de l’ordre des racines ou un socle très stable. Quand je suis arrivée en Belgique, c’était une sorte de hasard. Je voulais faire du théâtre à Bruxelles. Quand je suis arrivée ici, j’ai découvert que c’était une ville qui brassait tellement de choses… Un peu bordélique (rires) ! Ce désordre que je retrouvais à l’extérieur, je l’avais aussi complètement en moi et cet écho ou cette ressemblance m’ont permis de me sentir bien. Finalement j’ai pris racine à Bruxelles. Juste après avoir fini mes études, je me suis dit que j’avais envie de rester et ma vie artistique a commencé dans cette ville. Je n’ai donc pas du tout de points de comparaison français en ce qui concerne la création.
Auriez-vous une anecdote liée à la publication d’un de vos livres ?
Sara Gréselle : De mon côté, c’est même plus un élément fondateur qu’une anecdote à propos de l’expérience de ma première publication avec les éditions Esperluète. Le livre est vraiment né de ma rencontre avec l’auteur belge Ludovic Flamant. J’avais à l’époque des carnets de design, de dessins que je lui ai montrés. Lui avait un texte en attente dans la maison d’édition, pour lequel l’illustrateur n’avait pas encore été déterminé. Il a montré mes images à Anne Leloup (ndlr : éditrice) et de là est arrivée une rencontre avec plusieurs propositions. Elle a fini par en accepter une. Avec Ludovic la rencontre était aussi doublement singulière puisqu’il est désormais mon compagnon et que nous fonctionnons aussi bien en duo qu’en solo. Cela a vraiment été un déclencheur.
Jean-Philippe, travailles-tu aussi entouré d’un réseau ou es-tu plutôt un solitaire ?
Jean-Philippe Convert : Comme Sara, ma vie d’artiste a vraiment commencé à Bruxelles et c’est dû à un hasard de rencontres. C’est une ville où il est facile de croiser des gens – elle est petite mais mue par beaucoup d’allées et venues. J’ai d’abord commencé à travailler en tant que plasticien sans avoir du tout une formation dans ce domaine mais grâce à mon intégration dans des collectifs. Travailler en commun est vraiment quelque chose que j’ai appris dans cette ville. Aujourd’hui je fonctionne de façon beaucoup plus solitaire.
Jean-Philippe, tu sembles avoir un intérêt particulier pour le langage et la traduction.
Jean-Philippe Convert : Ce qui suscitait surtout mon intérêt concernant le langage, ce sont les langues inventées.. Le français, qu’on emploie ensemble pour le moment, est une langue normée avec pour usage de communiquer des idées. Avec les langues logolaliques – celles qui sont constituées uniquement d’onomatopées, par exemple – le signifié et le signifiant font corps. Ce sont des langues utopiques. Je pense que mon intérêt est sans doute un peu lié à Bruxelles aussi, parce qu’ici, lorsqu’on se balade dans la rue, on ne sait jamais quelle est la langue de la personne en face de soi.
Est-ce que ton intérêt est aussi lié au fait que tu fais des performances avec certains de tes textes ? Tu mentionnes les langues faites d’onomatopées et ça m’évoque Isidore Isou et le lettrisme… des espaces où il y a une mise en scène de la voix !
Jean-Philippe Convert : C’est tout à fait ça : il s’agit de faire de sa voix un instrument de musique. De devenir une machine à parler.
Sara, dans un récent entretien avec Isabelle De Cuyper, tu disais que ce qui t’avait surtout intéressée dans ta formation théâtrale, c’est le mouvement et le geste. Comment trouves-tu ton équilibre entre les gestes de dessinatrice et les mots d’autrice ?
Sara Gréselle : Quand j’ai fait mes études de théâtre, je savais que je n’avais pas du tout envie de m’inscrire dans la tradition dite de « théâtre à la française », très parlée, très proche des cours de déclamation. Pour moi les émotions passent aussi par le corps. Quand je travaille un personnage, même sur une feuille blanche de papier, je l’incarne, j’adopte sa gestuelle. C’est un processus très organique qui ne passe pas forcément par les mots. Ils viennent toujours en second. Je suis très sensible à chercher l’attitude juste d’un personnage pour vraiment retranscrire ce qu’il ressent sur le moment. Pendant mes études de théâtre, on avait une partie de cours qui s’appelait « cinéma muet », et on devait jouer des scènes sans parole. Le corps retranscrivait toute une histoire. Notre corps est porteur de beaucoup de poésie (sourire) et vraiment, c’est quelque chose qui m’intéresse !
Vous pratiquez tous les deux plusieurs disciplines (des arts plastiques à la vidéo en passant par le texte pour Jean-Philippe ; des marionnettes à l’illustration jusqu’à désormais l’écriture pour Sara) – comment s’articulent-elles ? Ont-elles d’ailleurs des points de jonction ?
Jean-Philippe Convert : Cela dépend énormément des rencontres… un partage d’expérience avec un autre artiste (ce que cette personne fait, ce que je fais) permet une transposition. Il y a énormément de techniques qui sont assez faciles à aborder parce que les instruments sont là. C’est très simple aujourd’hui de faire un film, par exemple. Dans mon travail, cela part absolument toujours d’un texte. Ensuite, seulement, il peut devenir images.
Sara Gréselle : Je ne fabrique plus aujourd’hui de marionnettes, je me consacre vraiment à l’illustration et à l’écriture. C’était très énergivore et je ne peux pas avoir une double vie à la même allure. Je construisais moi-même mes marionnettes, je les manipulais, j’étais seule sur scène et ça mettait mon corps en difficulté. Au bout du compte, il y a beaucoup de fatigue parce qu’on est obligés d’être à cent pour cent dedans. Ce que j’aime bien avec l’illustration, par comparaison, c’est qu’il y a une sorte de distance. Le medium est assez différent, ce n’est pas moi qui suis exposée entièrement. Pour ce qui est du croisement des disciplines, la construction de marionnettes, c’est comme un dessin en volume – il faut réfléchir de la même façon au caractère d’un visage, aux traits, etc. Il y a une partie qui relève aussi un peu de la sculpture. Je faisais ça de manière très intuitive, je suis autodidacte dans ce domaine. Enfin, vient l’étape de la manipulation. Là, c’est du jeu mais hyper-technique, quasiment musical. Il faut placer le regard de la marionnette au bon endroit. Suivant l’inclinaison de la tête, ça ne donnera pas la même impression ou la même émotion. Les gestes de la main sont aussi à surveiller. C’est tout un alphabet à connaître, mais ça continue à me servir pour dessiner des personnages.
Le domaine du rêve est présent dans vos deux univers. Jean-Philippe, cela intervient dans Le Livre des Employés. Sara, si je ne me trompe pas, c’est un rêve qui est à l’origine de Bastien, ours de la nuit. Comment est-ce que cela infuse dans votre création ?
Jean-Philippe Convert : Davantage que le rêve, c’est un phénomène qu’on appelle hypnagogie qui m’intéresse. C’est le moment de basculement entre le rêve et l’éveil. Tout d’un coup, vous entendez une sirène de pompiers et vous vous dites « ah tiens, il y a un feu autour de moi que se passe-t-il ? » mais en fait, c’est la sonnerie du réveil. C’est ce décalage-là qui crée une ouverture du réel vers ce qui n’était pas a priori donné, simplement parce que vos sens ont été bouleversés. Pareillement, enfant, j’adorais lire, parce que ça transformait le réel. Je détestais les voyages en voiture, j’avais toujours un livre avec moi. Tout d’un coup, grâce à ça, ce qui m’était pénible se muait une épopée parce que l’habitable devenait le décor de ce que j’étais en train de lire. Adolescent, j’avais lu La Chartreuse de Parme sur la route vers Mimizan-plage. Grâce à cette lecture, je m’étais pris pour un jeune homme romantique du XIXe siècle dans une voiture qui m’emmenait vers l’ennui des vacances parentales. La lecture est une vraie échappée…voire un vice impuni ! (rires)
Sara Gréselle : J’ai trouvé très intéressant ce que tu viens de dire sur l’hypnagogie, Jean-Philippe ! Je ne connaissais pas ce concept. Cela me fait penser à l’époque où je constituais des carnets de rêve pendant mes années d’école de théâtre. Ce n’était pas du tout des rêves nocturnes, plutôt des songes éveillés. Je dessinais vraiment ce qui me passait par la tête mais j’étais dans un état très calme. Je pense que j’étais vraiment reliée à mon subconscient. Ces dessins étaient des associations d’images qui ressemblaient à des rêves. Il y en a eu pas mal et ça a donné lieu à une petite exposition ensuite. Pour moi, le rêve c’est une manière d’échapper à un certain contrôle. Parfois j’ai envie de faire des choses mais ma volonté provoque une crispation. Donc je cherche un moment de détente où le cerveau n’est pas le patron – mais forcément, il l’est quand même un peu (rires) ! Dans ces moments-là, c’est comme une sorte de petit lâcher-prise où les idées viennent. Cela fonctionne aussi pendant des balades en forêt – je peux être en train de faire quelque chose, je ne suis pas forcément dans mon lit à attendre. C’est plutôt me mettre un peu en creux. Dans le cas de Bastien, ours de la nuit, l’origine était bel et bien un vrai rêve nocturne. J’ai rêvé que je faisais un livre qui portait ce titre mais je n’avais pas l’histoire. J’ai aussi connu ce phénomène il y a quelques temps, quand j’étais dans un demi-sommeil. Le titre d’un livre m’est apparu avec cette fois-ci un début d’histoire. C’est assez marrant… mais je n’ai pas non plus ce genre d’épiphanies tout le temps !
Jean-Philippe, toi qui as cette attention aux mots, as-tu déjà été jusqu’à rêver de titres précis de livres ou de phrases complètes ?
Jean-Philippe Convert : Les seuls rêves dont je me rappelle, ce sont plutôt les cauchemars… Rencontrer quelqu’un et que cette personne dise « Ah tiens, j’ai rêvé de toi ! », c’est une phrase que je trouve très inquiétante. On a tout d’un coup l’impression d’avoir été enfermé dans le rêve d’une autre personne et de ne plus exister ! Un dictateur rêve des gens qu’il contrôle…pour justement mieux les contrôler. Plutôt que d’évoquer des rêves précis et pour abonder dans le sens de Sara, je dirais qu’il y a des moments où on est dans une disponibilité au monde. Cela peut être à la fois des moments de fatigue où tout d’un coup on se laisse aller. Ou bien des moments où, vous ne savez pas trop pourquoi, beaucoup de choses se passent dans votre existence, vous vous sentez débordé mais quelque chose sort de votre corps. Cela peut être une idée de texte, une idée de dessin, une idée de livre. Tout d’un coup, ce qui sort de soi sans avoir la volonté de le dire ou de le faire, c’est une manière d’exister au monde dans un monde qui vous dépasse. Le fait que ça surgisse à ce moment-là, on ne sait pas pourquoi. Le moment où vous lâchez prise, c’est là où vous êtes le plus intime, c’est le plus secret en vous qui apparaît.
Sara, si on devait poser des étiquettes, chez Versant Sud, tu travailles sur des albums plutôt destinés à la jeunesse et chez Esperluète sur des livres plutôt destinés aux adultes. Dans Le Livre des Employés, Jean-Philippe, le lecteur joue lui aussi un rôle particulier – il doit trouver son chemin parmi les fragments… Avez-vous à l’esprit le lectorat quand vous êtes en phase de création ou vous sentez-vous tout à fait libres de mener le projet là où vous l’entendez ?
Jean-Philippe Convert : À partir du moment où on prend la parole, on prend en compte les autres. C’est la différence entre une poésie et une prière, par exemple. Une prière s’adresse à Dieu, elle est secrète. Si on écrit un texte et si on le lit en public, ou même si on a envie de le faire lire ne serait-ce qu’à une ou deux personnes, on ne s’adresse plus à Dieu, mais à l’autre et à l’univers. Est-ce que je pense pour autant à mon public ? Sur le moment, quand j’écris, non ! (rires) C’est après que je me pose la question. Est-ce que c’est lisible par une autre personne que moi ? Dans Le Livres des Employés, je souhaitais donner une liberté de lecture. Dans mes livres, la seule numérotation c’est celle des chapitres. On peut commencer par la dernière page comme par la première. De cette façon, le lecteur reconstruit le livre qu’a écrit l’auteur. C’est une façon de rebattre les cartes à chaque lecture et faire le pari que c’est le regardeur qui fait l’œuvre.
Sara Gréselle : Je trouve que la démarche de faire un livre pour adultes ou un livre pour enfants est assez différente. En littérature jeunesse, il y a des contraintes et une attention beaucoup plus aiguës. Par contre, ce qui concerne les tranches d’âge est une mission que je laisse plutôt au libraire – parce qu’il doit classer les livres dans ses rayons. Si je dois donner un exemple concret, pour Bastien, ours de la nuit, quand j’ai fait mes illustrations, je ne pensais pas à « faire » enfant. Ça reste un album un peu particulier qui peut aussi toucher les adultes. Comme je suis vraiment au début de mon parcours d’autrice-illustratrice – du moins en jeunesse, parce que je suis en train de vraiment faire mon premier album solo – je me rends compte qu’au niveau du langage, il y a parfois des choses à retravailler. J’essaie le plus souvent de me replonger dans un état d’enfance et de spontanéité et là, j’arrive à trouver quelque chose qui sonne juste. Bien entendu je fais un livre pour qu’il soit lu, mais le fait par exemple de penser à une tranche d’âge spécifiquement, je pense que ça me bloquerait. C’est sans doute après que je me pose certaines questions. Pour la fin de Bastien, ours de la nuit, il y a eu des discussions avec Fanny Deschamps, l’éditrice. J’ai dû changer la dernière image. J’ai rajouté un sourire au personnage pour que ça ne termine pas sur une note totalement brutale. Le sans-abrisme est déjà un sujet dur, qui n’est pas souvent traité en littérature jeunesse donc ça donnait déjà un peu le sentiment de marcher sur des œufs. Quand je crée pour adultes, je sens une grande liberté, et je ne me pose pas trop la question de savoir comment ils vont encaisser.
Jean-Philippe, peux-tu nous dire quelques mots de ton livre à paraître en début d’année prochaine chez Cactus Inébranlable ?
Jean-Philippe Convert : C’est un livre un peu jumeau du précédent. Il doit faire à peu près 150 pages et il contient 273 chapitres. C’est comme un oiseau qui vole au-dessus d’une ville et qui voit un personnage qui se balade. Il continue son vol et puis il recroise le personnage dans un autre endroit parce que lui aussi a continué à marcher. L’oiseau tisse des histoires par rapport à ce qu’il aperçoit depuis sa position en surplomb. Il y a de nouveau ici une narration non linéaire, à reconstruire. Je ne m’en suis pas aperçu sur le moment mais c’est aussi un livre qui est très marqué par le racisme dans notre société. Comme Sara, je suis Français et quand je vois ce qu’il se passe dans mon pays d’origine, je suis absolument effaré par l’état du discours public. Par ce qu’on laisse passer dans l’espace public et médiatique. D’une façon plus ou moins inconsciente, mon livre a peut-être été une réaction par rapport à ça.
Pour terminer notre discussion, quels sont les livres d’auteurs et autrices belges que vous auriez envie de faire ricocher ?
Jean-Philippe Convert : Il y a un poète belge que j’aime beaucoup, c’est Paul Nougé. J’ai toujours été extrêmement impressionné par sa poésie mais aussi par son trajet de vie. Il y a aussi quelqu’un dont je parle toujours, c’est Sophie Podolski (ndlr : qui a créé un texte, Le pays où tout est permis (en 1972 en version manuscrite) C’était autant une plasticienne qu’une écrivaine – elle ne faisait pas de distinction entre les deux. Pour elle un mot était aussi bien quelque chose qui se lit que quelque chose qui se voit. Elle a fait l’objet d’une toute première exposition au Wiels en 2018. Il existe donc tout de même un catalogue (ndlr : auquel l’auteur a participé et publié aux éditions Wiels & Mercator Fond). On peut y découvrir beaucoup de ses œuvres.
Sara Gréselle : J’ai lu récemment un roman très noir et très bien écrit de Caroline de Mulder, qui s’appelle Manger Bambi (ndlr : publié chez Gallimard dans la collection La Noire). Je l’ai beaucoup aimé et je le recommande mais c’est une lecture un peu dynamitée (rires). Je me suis sentie par moments retournée et mal à l’aise mais elle en a fait quelque chose de très intéressant, pas du tout moralisateur. Bambi est un personnage féminin d’adolescente très violente et pas du tout victimisée.