Poétesse, slammeuse, artiviste, collagiste, Lisette Lombé est constituée d’identités plurielles. Elle fait rhizome à travers le monde francophone (et au-delà) à la fois grâce à ses ateliers d’écriture  et à ses performances. Fondatrice du Collectif L-Slam (On ne s’excuse de rien, recueil collectif chez maelstrÖm reEvolution), on lui doit deux livres (Black Words, Venus Poetica) dans la collection iF à l’Arbre à Paroles. Publié en 2020 à l’Iconoclaste, le recueil Brûler brûler brûler lui vaut le prix RTBF/Les Grenades.

Cyprien Mathieu (aka Valfret) né en 1982, est originaire de Haute Savoie. Son arrivée en Belgique s’opère lors de ses études aux Beaux arts de Tournai. Après un premier livre aux Requins Marteaux, il décide de s’affranchir en peintures et en dessins au sein de revues collectives (Hopital Brut, la Tranchée Racine ou Super Structure). Très vite son énergie graphique l’amène à signer seul des livres d’images, comme autant de récits éclatés. C’est la voie qui désormais le mène au Frémok. Valfret ne fait plus de bande-dessinée… et peut-être bientôt plus de livres ?

Cyprien Mathieu et Lisette Lombé ne se connaissaient pas avant cet échange. Dans leurs livres, ils n’hésitent pas à convoquer des images à double-fond, à traverser le miroir des apparences. Tous deux ont œuvré dans des structures indépendantes, des territoires où on déplie ses propres codes, entre scène de slam et fanzines. Enfin, sont apparus comme fils rouges entre eux en cours d’échange une même attention au tangible (voix et corps, gestes et apprentissages) et une volonté de retour au sens. Notons enfin que cet entretien a été réalisé fin septembre. Il est donc le reflet, chez les deux intervenant·e·s d’un état d’esprit à cet instant T et d’une pensée toujours en mouvement. 

Est-ce que ça représente quelque chose de particulier pour vous d’écrire, de dessiner, de peindre, de créer en Belgique / depuis la Belgique ? Comment est-ce que ça intervient dans votre équation personnelle ?

Lisette Lombé : J’ai le Congo tatoué sur le visage, mais je n’écris pas à la place du Congo, sur le Congo. J’écris depuis ce corps qui vit sur ce territoire si particulier et qui est le cul entre deux chaises entre la Belgique et le Congo. Dans le territoire-même, c’est plus précisément à l’intérieur de marges. Chaque fois que je vais à l’étranger, j’ai l’impression qu’on me fait devenir un peu ambassadrice de la Belgique, mais quand je me déplace, j’aime bien cette étiquette. J’aime bien être dans la francophonie et me dire qu’on n’est qu’une pièce du puzzle dans un grand ensemble. 

Cyprien Mathieu (Valfret) : De mon côté, j’aime surtout vivre en Belgique. Je suis vraiment ravi d’avoir passé mes dernières vingt années ici – je viens de Haute-Savoie ! Ce qui est bizarre, c’est que je me sens complètement Français alors que j’habite depuis plus longtemps ici que dans mon pays d’origine. Ma connexion à ce pays n’est peut-être pas tant liée au livre – mais à la bande dessinée, sans doute. Il y a évidemment la réputation de la ligne claire et je lisais ce genre d’albums quand j’étais petit. Avec internet, on sait obtenir des traductions de livres qui viennent de partout et donc je ne sais pas s’il y a quelque chose de particulièrement belge dans ce que je fais. Cela dit du côté de la peinture, j’adore Magritte et je pense que mon travail tend davantage en ce moment vers un univers proche du sien. 

Avez-vous pu un peu approcher l’univers de l’autre avant notre entretien ?

Lisette Lombé : Ce qui m’a interpellée dans les œuvres que j’ai pu voir de Cyprien - que je découvre à l’occasion de cette campagne - c’est la thématique du travail. J’ai aussi senti un vrai contraste entre la douceur des couleurs et le message sous-jacent, plus piquant, corrosif. On perçoit que tout n’est pas d’emblée donné. 

Cyprien Mathieu (Valfret) : Je fais d’habitude des images qui sont sombres ou étranges – pour moi c’était au départ un peu compliqué de rentrer dans le cadre de la campagne, de créer quelque chose qui soit calme, doux et incitant, comme l’image finale que j’ai envoyée, après d’autres propositions. On retrouve souvent chez moi des figures de CRS ou des bâtiments qui brûlent. Et ça fait écho d’une certaine façon au recueil de Lisette dont j’ai trouvé la trace en ligne ! 

De ton côté, Lisette, comment as-tu cogité à cette commande ? Tu es fréquemment sollicitée par des structures aux cadres très différents…

Lisette Lombé : J’avais répondu rapidement à l’appel à candidature, au départ sans me rendre compte que les thématiques seraient aussi définies et le délai serré. Quand j’ai une commande, je ferme les yeux et en général une sorte de petite vision arrive très vite, à partir d’un mot et une constellation d’autres mots se crée autour. Ici ce qui m’intéressait, ce qui me parlait parmi la liste des pistes possibles, après un jeu de chaud-froid, c’était l’objet-livre. Après j’ai laissé décanter. Je suis à un drôle d’endroit, entre l’édition belge et l’édition française. De ce deuxième côté, c’est une très belle maison, mais elle a le parti-pris de couvertures très voyantes. J’étais à cet endroit-là de ma réflexion et le texte est porteur de ça. 

Des livres édités à la fois par des maisons belges et françaises, c’est un autre trait que vous avez en commun. Cyprien, tu as publié aux Requins Marteaux, aux éditions Le Dernier Cri avant d’être édité au FRMK. Ressens-tu toi aussi une grosse différence entre tes expériences éditoriales ?

Cyprien Mathieu (Valfret) : Les Requins Marteaux et le FRMK sont des structures plus ou moins similaires, indépendantes mais néanmoins subsidiées. C’est tout une faune de « galériens », de semi-bénévoles, etc. Je ne sais pas trop comment ça se passe du côté de la littérature ou de la poésie. J’imagine que ça ne doit pas être trop éloigné comme mode de fonctionnement pour les petites maisons. Le Dernier Cri à Marseille, c’est davantage un atelier de sérigraphie tenu par Pakito Bolino, qui fait aussi de la musique post-punk et forme plein de gens. Il fonctionne vraiment dans un esprit punk. On a plus l’impression d’aller bosser dans un squat que dans des bureaux. Le FRMK, c’est ma dernière expérience et c’était vraiment parfait. Je suis super content de l’accompagnement de Thierry Van Hasselt : il suit vraiment les projets, on a bossé ensemble sur le chemin de fer. Il y a un vrai investissement de sa part. La maison d’édition fait de super beaux livres et ils sont mis en avant.  

Lisette, que souhaiterais-tu dire sur la partie belge de ton parcours éditorial, avant ton arrivée à l’Iconopop et ta rencontre avec Cécile Coulon et Alexandre Bord ? 

Lisette Lombé : En Belgique, il y a des figures importantes à qui je dois tout, à commencer par ma naissance dans le littéraire ! À l’Arbre à parole et chez maelstrÖm reEvolution, j’ai eu la chance d’avoir dès le départ des cartes blanches, la possibilité de faire apparaître du collage et du texte. C’est assez magique de pouvoir se permettre la rencontre de la dimension écrite et de la dimension graphique – et c’est d’autant plus une cerise sur le gâteau en venant de la scène slam. Antoine Wauters, dans la collection iF, c’est la qualité de relecture des textes, c’est pointu, c’est ciselé, on se trouve à un bel endroit. Et chez David Giannoni, c’est la générosité, c’est le cœur, les valeurs, les liens avec les gens – des qualités qu’il applique aussi bien aux individuels qu’aux collectifs. C’est lui qui nous a permis d’éditer le recueil On ne s’excuse de rien du Collectif L-Slam, avec 53 personnes différentes dedans. J’ai embarqué dans cette aventure des femmes qui ne sont pas des artistes, mais des participantes d’atelier et pour qui c’était très important d’avoir leur nom sur la quatrième de couverture. Entre le moment où elles ont bien voulu participer et le moment où ça devait paraître, elles ont hésité entre garder leur nom ou opter pour des pseudos, des blases. Tout était déjà imprimé mais quelques femmes ne se sentaient pas à l’aise avec leur choix de départ. Pour David Giannoni, c’était très important que toutes soient respectées dans leur identité adoptée pour leur première fois sur le papier. Il a tout réimprimé – ça a un coût mais c’est très représentatif de l’homme qu’il est. Chez lui le respect est toujours au-dessus de la vente.   

Cette dimension de la transmission me semble essentielle dans ton travail.  À travers le collectif L-Slam, tu permets vraiment à celles qui n’avaient jusque-là aucune expérience de scène de mettre le pied à l’étrier et d’y trouver une assurance. Cyprien, tu as également mené des ateliers d’art avec des publics particuliers, n’est-ce pas ?

Cyprien Mathieu (Valfret) : J’ai travaillé pendant six ans avec des personnes adultes polyhandicapées au sein d’une institution. Je suis pour le moment enseignant à Lille dans une école d’art de l’enseignement supérieur. Je trouve ça très cool, ce que tu racontes, Lisette, sur ce collectif ! Travailler ensemble en atelier et puis donner un accès à l’objet-livre, ça représente quelque chose ! C’est un vrai aboutissement et j’imagine qu’elles devaient être super contentes. Ce n’est pas anodin la première fois qu’on tient entre les mains un livre – même un fanzine – qu’on a fait  ou auquel on a participé! Travailler avec un éditeur qui est attentif à ça, c’est vachement ragaillardissant. Ce sont uniquement des femmes qui participent à tes ateliers ?

Lisette Lombé : Non, c’est mixte (rires), mais le nom, c’est « L-Slam » et le projet est porté par des poétesses, artistes, animatrices, slammeuses, parmi lesquelles beaucoup de féministes. Mais indépendamment de ça, 90 pourcents des personnes qui participent aux ateliers d’écriture sont des femmes ! Ce n’est pas notre étiquette qui filtre l’entrée ! 

Cyprien Mathieu (Valfret) : Comment expliques-tu ça ? 

Lisette Lombé : C’est difficile à dire. Comme nos ateliers sont liés à la scène, on s’est aperçues qu’il y avait beaucoup de questionnements des femmes par rapport à la légitimité de leur écriture et que c’était une écriture qui restait souvent un peu intime. Beaucoup d’hommes slammeurs montent directement sur scène, sans passer par un travail sur la confiance en soi. 

De ton côté, Cyprien, tu pratiques également d’autres disciplines et t’exprime sur d’autres mediums – tu as pratiqué la fonderie, tu as réalisé des clips, notamment pour Unik Ubik. Est-ce que pour vous deux l’objet matériel, tangible est plus important que ce qui est plus éphémère comme création ? 

Cyprien Mathieu (Valfret) : En ce qui concerne le clip, il ne m’en reste rien : j’utilise une technique qui fait que je dessine une image, puis je l’efface, et ensuite, je crée la suivante sur le même papier. Une fois que le clip est terminé, il ne me reste quasiment pas de dessins. En soi, ça ne me dérange pas du tout (je ne me pose pas la question). J’ai par ailleurs une grosse bibliothèque, toutes disciplines confondues. Ce qui m’intéresse surtout, c’est qu’on y trouve une forme de transmission d’une intimité à une autre. Monter sur une scène, ça ne serait pas du tout quelque chose qui pourrait me correspondre – je serais bien trop conscient de mon image et j’aurais bien trop peur. Je ressens parfois même un peu de d’angoisse ou de gêne pour les autres gens qui prennent la parole en public (rires). On dit parfois du théâtre que c’est un art politique – je crois que c’est lié en partie à l’engagement physique. On habite le présent, et on fait quelque chose dans le « là, maintenant »… je trouve ça terrifiant ! Le livre c’est beaucoup plus planqué et puis j’aime bien ce présent différé que ça rend possible. Lire un livre c’est un acte en solo – c’est vraiment embêtant avec quelqu’un qui observe par-dessus son épaule ou à deux... c’est infaisable.   

Lisette Lombé : Je ne viens pas au départ des arts de la scène et je suis une ancienne timide dans ma prise de parole. Par contre, j’adore le slam en tant que moment, en tant que partage. Il y a quelque chose qui pousse les participants, une urgence à dire intérieure, un élan pour se lancer comme ça. Je trouve ça magnifique de voir des gens qui transpirent, d’autres qui ont une voix chevrotante ou qui tremblent. On sent tout le souffle, toute la vie et tout le courage nécessaires à venir dire du texte. J’ai besoin d’entendre la voix des gens. En même temps, le livre est sacré pour moi – mais davantage l’expérience ! J’ai des bouquins partout aussi mais ils se prêtent, moi j’en loue à la bibliothèque. Je n’ai plus nécessairement l’histoire sous les mains mais il reste le souvenir. J’ai besoin d’être un peu saisie à la gorge – moins par le style que par la thématique. J’aime aussi connaître celles et ceux qui écrivent. J’ai du mal à dissocier le texte de l’autrice ou de l’auteur. C’est compliqué d’ailleurs pour moi d’être dans des jurys parce que justement, on demande de se focaliser sur le texte uniquement. Quelqu’un qui dans sa vie fait des ateliers, ou monte des projets, etc., je trouve que ce qu’il ou elle écrit est imprégné de ça aussi. En tant que slammeur, le livre, c’est toujours la cerise sur le gâteau. J’ai beaucoup d’amis qui sont tétanisés à l’idée d’écrire ou écrasés à l’idée de ne pas trouver un éditeur, mais le slam permet au texte de vivre une existence magnifique avant. Tant mieux s’il est à un moment donné capturé à l’écrit, mais même dans ce cas, il continuera une autre forme de vie, il pourra se détacher de ce qui est figé à ce moment-là. Ça donne beaucoup de liberté. Pour moi, l’édition n’est jamais qu’un moment du texte.  

Cyprien Mathieu (Valfret) : Mes éditeurs se moquent un peu de moi quand je leur répète ça, mais j’ai pris la décision de ne plus faire que deux livres ! (rires) À mon sens, il y a d’autres choses à apprendre et ça prend du temps. J’ai envie de basculer vers de nouvelles voies, plus liées à la terre, à l’artisanat. Les deux livres que j’ai annoncés sont en cours. Ça a été compliqué de me le formuler et je ne sais pas si je vais totalement respecter ma propre décision – FRMK pense que non ! Mais normalement, cet aspect-là de ma vie présente, « faire des livres », va disparaître. Je serai juste dans une pratique personnelle, quotidienne ou non, mais sans viser un public, juste pour moi. 

Sans plus laisser de traces, tu veux dire ? 

Cyprien Mathieu (Valfret) : Exactement. C’est quelque chose que je considère compliqué, mais pas tant que ça ! J’envisage vraiment une forme de rupture. 

Lisette, que t’inspire la disparition du livre par rapport à ta propre pratique ?

Lisette Lombé : C’est assez étrange, parce que j’ai deux projets en cours (un roman et un album jeunesse) et je sens que quand ils seront publiés, j’aurai sans doute l’impression d’avoir dit ce que j’avais à dire. Je serai sortie de cette nécessité-là. Donc je n’annonce pas que je ne vais plus écrire de livres (rires) mais ça me fait cogiter. J’ai envie de visiter l’objet. Pour le moment, j’ai un appel du collage qui revient parce que les mots me semblent un peu vains. J’ai l’impression d’être dans un nuage de fumée – je ne sais pas ce qu’il faut dire sans avoir l’impression d’être dans une posture de poète. Je me dis parfois que je vais rentrer dans l’enseignement, rentrer dans les classes – j’y serai peut-être plus utile. Ça m’est compliqué pour le moment d’être dans la même véhémence : j’ai besoin de choses concrètes. 

Cyprien Mathieu (Valfret) : J’ai l’impression que je vis exactement la même chose. Je ne sais pas si c’est l’âge – moi j’approche la quarantaine. Mes nouveaux intérêts m’amènent vers le maraîchage et je vais faire une formation pour apprendre à faire du fromage. J’ai monté une asbl avec laquelle on a un potager collectif et on va bientôt avoir un verger, aussi. J’ai vraiment un grand besoin d’aller vivre des choses avec des gens. D’apprendre pour moi et de le partager ensuite. Je ne vois pas ça comme un retranchement culturel mais comme une façon d’être davantage connecté avec d’autres et ancré. Revenir aux gestes et aux savoirs qui font sens. Lisette, chez toi, en découvrant ton travail, je pressentais aussi un engagement – je sais que le mot est galvaudé et je ne l’utilise pas pour moi mais je ne vois pas comment dire ça autrement. Une façon d’être au milieu, occuper un territoire, s’efforcer que des choses se passent ou se transforment. 

Lisette Lombé : En gardant l’humilité… Combattre les stéréotypes à certains endroits et rester intraitable. J’essaie de garder cette espèce de fil conducteur, une poésie sociale qui défend le respect de l’intégrité physique et morale des gens, tous domaines confondus. Qu’elle s’attache à aborder l’écologie, le racisme, le sexisme, etc. Cela dit, le confinement est passé par là : il faut accepter la secousse et que les corps et les âmes ne sortent pas indemnes de cette crise. On a clairement besoin d’un temps de réflexion. 

Y a-t-il des personnes dans votre parcours qui vous ont aidés à dépasser une forme d’amertume (en écho au titre du poème de Lisette pour la campagne) ? Ou à ouvrir à nouveau le champ des possibles ?

Lisette Lombé : Je suis entourée d’une constellation… Je ne dois pas aller chercher loin les icônes ! Il y a évidemment déjà le collectif L-Slam. Rosa Gasquet de Lézarts Urbains est une personne très importante parce que cette association a vraiment triangulé des disciplines qui sont très séparées en France : slam, poésie (avec un regard des Midis) et hip hop. C’est vraiment très particulier à la Belgique. Dans les Prix Paroles Urbaines, les programmateurs permettent une porosité et font sauter les frontières – la table est élargie ! Les éditeurs qui ont le même réflexe permettent à des formes hybrides d’exister – la table est élargie ! Toutes ces personnes font un beau barrage contre l’amertume.  

Cyprien Mathieu (Valfret) : Je n’ai pas de retours aussi chouettes, je crois. Travailler dans une institution, c’était pour moi un graal, et je pense que j’ai vécu là les six plus belles années de ma vie. Mais entre le covid et ensuite du harcèlement, j’en suis sorti totalement désabusé et en faisant le constat que certains commencent une carrière d’enseignant comme un sacerdoce, mais qu’ensuite ça devient presque l’endroit le moins éduquant du monde. De mon côté, j’y allais avec plein d’envies mais la structure fait que j’y suis devenu un maton et je n’ai pas supporté ça. Les élèves à qui je donne cours aujourd’hui ont 18 ou 19 ans. Ils sont doux, pleins de bonne volonté, ils sont curieux – mais je ne sais pas si ça me réchauffe. En revanche, ça me fait plaisir que Pakito Bolino du Dernier Cri existe quelque part. Qu’il invite des gens chez lui, organise des expos, etc. J’ai beaucoup de respect pour les éditeurs ou animateurs de choses plus grandes. 

Lisette Lombé : Tu sais, il m’est arrivé d’être plus amère – j’ai fait aussi un burn-out en étant prof et en travaillant en éducation permanente pendant longtemps. Je sais ce que c’est de sortir de l’institution avec un corps cramé, un sens siphonné. Ça nécessite du temps pour envisager un après. 

Cyprien Mathieu (Valfret) : Avec la dureté du monde aujourd’hui, je suis un peu revenu des utopies collectives. Je lis beaucoup de choses – trop sans doute  sur le dérèglement climatique et pour moi, c’est quelque chose de très compliqué à vivre. Je suis très amer (rires). 

Lisette Lombé : Je rebondis sur ce que tu dis, et ce que j’expliquais tout à l’heure sur ma méfiance envers les postures et le verbiage. Le confinement a créé une forme de repli, comme une protection, une petite mise en boule. Je sens que j’ai besoin de revenir vers l’intime, de travailler le territoire, le local, le ténu avant de repartir à l’assaut…ou pas ! 

Cyprien Mathieu (Valfret) : Il reste des livres qui me donnent de l’énergie, qui m’aident à faire refuge – je n’ai jamais autant lu que maintenant. J’ai découvert John Berger, un auteur et poète anglais. Il a notamment fait une trilogie sur les paysans de Haute-Savoie (ndlr : Dans leur travail avec les tomes : La cocadrille, Joue-moi quelque chose, Flamme et Lilas). Je ne voudrais lire que ça – c’est le seul endroit où je me sens vraiment bien en ce moment. 

Et de ton côté Lisette, quels sont tes livres-refuges du moment ?

Lisette Lombé : Ce sont surtout les anthologies – Lettres à une jeune poétesse à l’Arche coordonnée par Aurélie Olivier, l’Anthologie de la poésie actuelle des femmes au Québec. 2000 | 2020 coordonnée par Vanessa Bell et Catherine Cormier Larose. Ces chorales d’autrices sont magnifiques. J’ai pris une claque cet été avec le texte d’Anne Guinot, Un si profond silence (éditions L’âme de la colline). Il y a une vraie force des images en contraste avec une apparente simplicité de style… le contraste, toujours ! J’ai aussi beaucoup aimé Au dos des nuits de Maxime Coton (Tétras-Lyre) – à chaque page, j’ai noté des extraits. Anne Guinot, je l’avais déjà entendue et Maxime Coton a fait une halte à vélo à Liège lors de la tournée de sortie de son recueil – on est à nouveau dans l’idée de corps et de voix. Lui, c’était magnifique de l’entendre expliquer comment, pour ne pas craquer dans l’artistique, il s’est remis à un autre endroit, en se disant « artisan ». Il y a le texte mais il y a aussi la personne, ce qu’elle en dit, ce qu’elle vit. Ça m’a vraiment parlé. 

Est-ce que le fait de se choisir soi-même son étiquette fait écho chez toi aussi, Cyprien ? 

Cyprien Mathieu (Valfret) : Oui, vraiment ! Je ne me définis jamais comme artiste. C’est la position sociale qui est donnée dans les médias alors que la réalité est à mille lieues de ça. « Artisan » résonne beaucoup plus positivement pour moi. On n’en entend pratiquement pas dans les médias, d’artisans, d’ailleurs ! On n’entend presque pas de fromagers parler ou de maraîchers ou de menuisiers. C’est pourtant beau de travailler à quelque chose, modestement, avec cœur. 

Lisette Lombé : L’humilité nous est vite donnée si toutefois on voulait décoller. On redescend vite dès qu’on va déposer sa carte bleue de jours de chômage à son syndicat à la fin de chaque mois. On nous rappelle combien on est sur le fil, combien on est dans la grande masse anonyme des travailleurs.