Mathilde Van Gheluwe a commencé à dessiner de la bande dessinée dès son plus jeune âge, dans l'idée d'illustrer la plus grande encyclopédie sur les baleines jamais écrite.  À 18 ans, elle va étudier l’illustration à l’Institut Saint-Luc à Bruxelles,  puis à Sint Lucas à Gand. Pendant que le Loup n’y est pas, co-écrit avec Valentine Gallardo, est publié en 2016 aux éditions Atrabile. Suite à une résidence à la Maison des auteurs d'Angoulême, sa deuxième bande dessinée Funky Town, sort en anglais aux éditions suédoises Peow en 2019 et en français aux éditions Atrabile en 2020. Elle travaille à présent sur la suite de Funky Town et sur un projet jeunesse aux éditions Sarbacane.

Paul Mathieu est né en 1963 à Pétange (Grand-Duché de Luxembourg), a fait ses études en philologie romane à l'Université de Liège et enseigne à l'Athénée Royal d'Athus. Passionné d’histoire et critique littéraire, il collabore (ou a collaboré) à de nombreuses revues (Les Cahiers Luxembourgeois, Pollen d'Azur, Traversées, Sapriphage, Le Journal des poètes, Archipel, Le Jardin d'essai, etc.), de même qu’aux Dossiers L du Service du livre luxembourgeois. Depuis 1998 et la sortie de Sables du silence (L’Arbre à paroles) il est l’auteur de plusieurs volumes de poèmes et de nouvelles (e.a. Le chêne de Goethe aux éditions Tétras Lyre, En venir au point aux éditions Phi, Marchant de marbre et Qui distraira le doute ? aux éditions L’Arbre à paroles). Ses derniers livres en date ont été publiés en 2021 : Le labyrinthe du seul, aux éditions Traversées avec des illustrations de Pierre-Alain Gillet et À bord aux éditions Phi, avec des illustrations de Laurence Meyer. 

Entre les personnages joyeusement effervescents sur le Pignons à gradins de Mathilde Van Gheluwe et les Mots Macrales de Paul Mathieu, volontairement plus décoiffés qu’une langue française normée, il y a comme une parentèle souterraine et audacieuse. L’illustratrice et le poète ont été, à travers leur parcours, souvent à cheval entre langues et territoires distincts, avec parfois la nécessité de faire passerelle. 

Comment votre processus de création s’est-il mis en marche, après avoir reçu notre commande ? Qu’est-ce qui est venu chatouiller votre créativité ?

Mathilde Van Gheluwe : J’ai été guide pour le Musée de la BD à Bruxelles. Il y a un parcours dans la ville où on montre des fresques de bande-dessinée et j’avais remarqué que la symbolisation de notre ville, dans beaucoup de ces images, c’était une façade à pignons. L’idée m’est donc venue assez rapidement. À l’école, on m’avait donné un conseil, en faisant une analogie avec le billard : intuitivement, notre cerveau analyse la table et voit de suite le coup à jouer. Dans un second temps, on se demande ce qu’on peut faire, comment parvenir jusque-là et on doute. Il y a toujours plus de « jus » dans la première intuition ! Je travaille fréquemment comme ça : je me sens plus à l’aise que si je dissémine mes idées dans le temps, avec le risque de faire quelque chose d’un peu indigeste. J’aime aussi bien faire revivre ce personnage de Funkytown qui - désolée pour le spoiler - meurt à la fin. C’est difficile de tuer un de ses personnages et de ne plus jamais pouvoir le dessiner. J’essaie de créer plein de dimensions parallèles où elle peut encore exister.

Paul Mathieu : La question « Lisez-vous le belge ? » m’intéressait beaucoup dès le départ. Qu’est-ce qui fait la spécificité de la littérature ou de l’écriture belges ? Est-ce qu’on a vraiment une façon de s’exprimer différente ? Ce qui est évident, c’est qu’on parle avec la langue de quelqu’un d’autre – le français, ce n’est pas spécifiquement la langue « belge ». C’est une langue qu’on a en partage non seulement avec la France, mais avec tous les autres pays en francophonie. Dès le départ, on est donc dans une situation qui n’est pas très confortable. Je suis parti d’une conversation que j’ai eue il y a de nombreuses années avec Marie-Claire Clausse,  directrice de la Maison de la culture d’Arlon et avec Marc Quaghebeur (ndlr : poète, essayiste, critique et directeur des Archives et musée de la littérature jusqu’en 2019). « On n’a pas de langue » disait Marie-Claire Clausse. Je trouvais ça un peu violent et j’ai essayé de creuser. Comment trouver notre propre façon de parler et défendre cette position extérieure ? Nous avons tout de même des spécificités, une originalité et chemin faisant, des trouvailles et des richesses, aussi !  

Mathilde, une réaction sur cette question de la langue et peut-être est-ce le bon moment d’expliquer pourquoi l’album Funky Town a d’abord été publié en anglais avant de l’être en français ?

Mathilde Van Gheluwe : Une partie de ma famille vient du Borinage et a une connexion à la langue wallonne très forte et l’autre partie est bruxelloise pur jus et donc leur connexion au brusseleir est également très marquée. Quand j’étais petite, je parlais et je chantais les chansons de Saint-Nicolas avec l’accent (rires). Cela s’est neutralisé entièrement quand je suis rentrée en école artistique, en 2007. Cette période de ma vie correspond aussi avec la grande ouverture d’internet, l’avènement des réseaux sociaux, de Youtube, etc. Ça a créé une génération qui a été très absorbée par la langue, la musique, les films, la culture, les médias anglophones. De mon côté, ces découvertes ont été doublées d’études faites en flamand, ce qui était aussi une torsion par rapport aux langues familiales. Il y a aussi beaucoup d’étudiants français dans l’enseignement artistique en Belgique, donc c’était aussi une autre façon pour moi d’être confrontée à la francophonie. Sint-Lucas brasse aussi beaucoup de gens du monde entier et tout un cursus y est possible en anglais. À partir de ce moment-là, j’ai été un peu schizophrène de la langue. Je me suis très investie dans la publication de bandes-dessinées courtes (chez ShortBox, Bries, RuffHaus), de publications digitales qui se faisaient via internet (par conséquent, en anglais). Funky Town est, je crois, très symptomatique de ma génération d’auteurs et de ce contexte. Le livre a d’abord été publié en anglais par Peow Press, un éditeur suédois. Mais j’ai voulu qu’il existe aussi en français, parce que sinon, je l’aurais imaginé un peu comme un corps étranger, quelque chose que je n’aurais pas tout à fait absorbé. Pour moi, l’anglais est un peu une mise en scène – il n’y a pas dans cette langue quelque chose de l’ordre du cœur ou de ce que j’aime moi par rapport à ma langue. Quand l’album a été accepté chez Atrabile (ndlr : éditeur suisse) en français, je leur ai demandé si je pouvais assurer moi-même la traduction, justement pour maintenir mes particularités.

Jongler entre les langues et les territoires n’est pas non plus étranger à Paul qui a donné des cours de français, espagnol et latin et même de luxembourgeois, en résidant juste à la frontière. Choisir le français comme langue d’écriture, était-ce évident ?

Paul Mathieu : Mon rapport à l’écriture est toujours passé très clairement par le français. Je ne me suis jamais posé la question d’utiliser une autre langue pour cette fonction-là, quitte à laisser passer, parfois, certaines expressions qui sont plus régionales ou plus belges. Par-delà le français, il y a aussi, bien sûr, la question de la langue personnelle. Je suis vraiment sur la frontière – le Luxembourg est à 50 mètres derrière chez moi et j’ai d’ailleurs les deux nationalités. Une grande partie de ma famille vit au Luxembourg. En contexte familial, j’ai toujours été amené à jongler entre les deux langues. Avec mes parents, c’était essentiellement le français, mais avec mes grands-parents paternels et ma grand-mère maternelle, je parlais le luxembourgeois. C’était assez particulier mais c’est toujours resté dans la sphère intime sauf dans les derniers recueils où j’ai de temps en temps fait des glissements vers le luxembourgeois mais de façon vraiment occasionnelle – certains textes laissent passer une phrase dans cette langue parce que ça se présentait comme ça, pour créer une forme de rupture dans le discours en français traditionnel. L’essentiel reste écrit en français, même si la question est toujours là, comme une sorte de substrat. Je n’irais pas jusqu’à dire, comme Mathilde, que j’ai un côté schizophrène – même si je comprends bien ce qu’elle veut dire ! – mais il y a chez moi comme des ricochets qui viennent d’un certain passé ou d’une habitude extérieure au français.   

Ce qui m’a marquée dans le texte de Paul présenté pour la campagne, c’est la musicalité mais aussi que certains des passages soient quasiment des onomatopées. Cela crée un lien possible à la bande-dessinée, d’autant que Tintin et Haddock s’invitent facétieusement dans les lignes, parmi d’autres jeux de mots… Dans d’autres poèmes, le jazz est très présent, notamment Toots Thielemans. Chez Mathilde, la musique – et peut-être une forme de chaos choisi –  semble s’emparer des corps de certains personnages. J’aimerais vous entendre tous les deux à la fois sur ce rapport à la musique et sur la façon dont vous accueillez (ou non) le désordre.

Paul Mathieu : La musique n’est pas toujours au centre de tous les textes que j’ai écrits mais ça revient de façon fréquente et dans ce texte pour la campagne spécialement, parce qu’il est d’abord pensé pour le côté oral – qu’il soit musical ou simplement parlé. Il est effectivement porteur d’un certain rythme. D’ailleurs c’est intéressant de souligner le rapport avec la bande-dessinée, parce qu’il est effectivement voulu. Tintin fait évidemment partie d’un certain imaginaire belge, c’est difficile de passer à côté. J’ai beaucoup travaillé pour la bande-dessinée aussi dans le temps, notamment avec Cauvin, pour qui j’avais traduit un texte en luxembourgeois. En revanche, chez moi, je ne sais pas si on peut parler de chaos. Il y a un certain désordre mais qui n’est qu’apparent, parce que le texte ici est mesuré, avec un nombre de syllabes qui se répète ou en tout cas reste assez constant. Il n’y pas vraiment un jeu sur les rimes, mais il y a tout de même pas mal d’assonances. J’aimais bien cette expression employée en introduction de « langue décoiffée » parce qu’on se situe ici un peu à côté de la langue tirée au cordeau, qui respecte toutes les règles, etc. On passe ici forcément par des chemins de traverse. 

Mathilde Van Gheluwe : Je me retrouve assez bien dans cette définition de désordre organisé parce que quand Funky Town est sorti, ça m’avait marquée qu’on décrive mon travail avec les mots « chaos » ou « chaotique »… Je n’ai pas du tout l’impression que ça me représente. Je suis rongée de TOCs – chez moi, c’est un peu une chaîne fordienne, très précise où je dois absolument faire telle chose avant telle autre. Dès que je finis une page, j’ai besoin de la cocher. Je travaille au crayon, donc il faut que mon espace de travail soit très propre. Il suffit de frotter d’un coup de main pour après devoir repasser avec sa gomme entre les toutes petites lignes… Je peux passer des heures à chercher le bon mot, en étant persuadée que ça n’est pas exactement « ça » que je veux dire, qu’il ne s’attache pas bien aux autres, que ça déséquilibre la phrase. Ce qui est généralement ressenti de mon travail, c’est qu’il a quelque chose de très organique ou un peu dévié, mais je pense que c’est parce que je n’ai pas un dessin qui est très correct. Mes personnages se tordent parfois d’une manière qui a été très réfléchie de mon côté mais qui est anatomiquement inexacte (rires). Cela explique peut-être pourquoi les lecteurs ressentent ça comme chaotique. J’ai ressenti des échos avec mon travail en lisant le texte Un peu de jour de Paul – la ville de Funkytown, on la ressent aussi comme traversée de gens qui passent. Dans mon album, j’avais vraiment envie que les gens se projettent dans une rue sombre, où tous les gens sont à l’intérieur des cafés et où entend les échos de ces lieux de sociabilité dans la rue mais on en fait pas partie. On est toujours comme un observateur détaché, par peur de s’immerger dans le bain et par besoin de se donner une qualité, de prendre une posture distanciée, au-dessus du chaos.

Identifiez-vous, chacun, des personnes qui auraient été essentielles dans votre parcours éditorial ou votre construction artistiques ?

Paul Mathieu : Il y a beaucoup de personnages-clés dans mon parcours, dans le paysage littéraire belge comme extérieur, aussi bien en France qu’au Luxembourg. J’ai notamment eu la chance de travailler avec Thomas Owen, grande figure de la littérature fantastique. Je pense aussi au poète André Schmitz. J’ai eu la chance de correspondre avec Jean-Pierre Verheggen, Guy Goffette, Guy Denis, etc. Je pense aussi en France à Jacques Simonomis qui a été un animateur de revues et qui était d’une grande générosité et très à l’écoute de tous les poètes, quelle que soit leur nationalité. Il dirigeait une revue qui s’appelait Le Cri d’Os. Il y en aurait énormément d’autres à citer.

Mathilde Van Gheluwe : J’ai d’abord fait mes études, puis je suis tombée dans le fanzinat, et c’est comme ça que je suis arrivée à la bande-dessinée. Mon expérience, il y a environ un an, a été de regarder autour de moi et de constater que de l’intérieur, on avait tous l’impression de bricoler et de faire des choses sans importance mais qu’en fait, ça n’était pas le cas ! Je repense notamment à ceux avec qui je faisais du zine, avec qui on allait de foire en foire et avec qui on se retrouvait dans des endroits absurdes. En dessous de la plupart des bâtiments en Suisse, il y a notamment des bunkers et il m’est arrivé de dormir là pour des festivals, parce que c’était le seul lieu où on pouvait me loger. Il y a de quoi se demander ce qu’on fait là (rires) J’ai littéralement grandi avec tous ces gens et ça a créé une cohésion très forte au sein de ma génération de dessinateurs de BD. Aujourd’hui, on se retrouve parfois en face d’intervenants que je n’aurais jamais imaginés rencontrer, par exemple on a essayé de créer des bulles d’auteurs dans le conseil d’administration du Centre belge de la bande dessinée et on se retrouve en face d’auteurs qu’on a lus quand on était ados qui en plus, vous considèrent comme un pair. Mon expérience du monde éditorial belge, c’est surtout qu’on est très exotiques en dehors de notre pays. Il y a un certain moment où on a cette reconnaissance à l’étranger, ce tampon d’approbation, et où l’on peut revenir en Belgique en disant « Regardez, j’ai été validé par le reste de la francophonie, alors maintenant je peux commencer ma carrière ici » (rires). La culture francophone belge existe entre la France, qui est énorme, et la Suisse qui est très stable aussi. Dans ma carrière, il y a eu deux moments charnière ; quand j’ai été éditée en Suisse, et quand j’ai fait une résidence à la Maison des Auteurs d’Angoulême. J’ai senti qu’il y avait quelque chose de changé : j’étais devenue quelqu’un qui avait la capacité d’intervenir, de commenter – alors que moi, je n’avais pas l’impression d’avoir grandi si fort ou appris plus ou d’avoir débloqué quelque chose. 

Du côté des éditeurs de poésie et de la reconnaissance, Paul, le même constat pourrait-il être fait ?

Paul Mathieu : Mon expérience est très différente parce que la poésie n’a malheureusement pas les mêmes possibilités de diffusion que la bande dessinée. Qu’on le veuille ou non, c’est un genre qui reste très confidentiel, même si ça circule beaucoup et de façon parfois fort étonnante. Ça ne touche jamais un public aussi large. Quand j’ai eu cette expérience de traduction de bande dessinée en luxembourgeois avec Cauvin et Carpentier (ndlr : en français, La tournée des grands ducs ; en luxembourgeois, Ëmmer am Jhumm), on a vendu plus d’albums que tout ce que j’ai pu vendre comme recueils de poésie ! Je ne pense pas que le fait d’être publié à l’étranger me donne plus de crédit en Belgique. C’est vraiment une question de cas par cas en fonction de certains réseaux. Je crois qu’entre poètes, on n’a pas du tout le même rapport entre nous que peuvent avoir des auteurs de bande-dessinée. Des poètes qui ont vraiment déjà un statut très établi internationalement, il n’y en a pas tant que ça en Belgique. On évolue dans des milieux qui sont par définition un peu marginaux.  

Qu’est-ce qui vient alimenter votre travail ou crée des étincelles d’inspiration ?

Mathilde Van Gheluwe : La poésie joue souvent ce rôle-là chez moi ! J’aime beaucoup celle qui est très contemporaine, ce qui se joue vraiment maintenant. Internet m’aide vraiment à glaner des nouvelles voix, ça me permet d’avoir accès à plein d’univers différents. Je vais aussi souvent voir le travail que fait un ami, Mathieu Marchal (ndlr : auteur du recueil Les doigts pâles, chez Décade Éditions en 2018, qui publie ses « textinets » sur son compte Instagram). Il est souvent la source qui me renvoie vers d’autres directions. J’utilise aussi énormément tumblr, je suis beaucoup de comptes de poètes qui écrivent sous pseudonymes souvent changeants, vu que le médium laisse cette possibilité. C’est assez déroutant, parfois : on se perd dans ces identités mouvantes. Pour Funkytown, j’avais lu énormément de poésie, et en discutant de droits d’auteur avec mon éditeur suédois anglophone, on a fini par remonter à des gens un peu moins contemporains que ce que j’imaginais, comme Anna de Noailles, par exemple. J’ai quand même réussi à intégrer Robert Frost qui a publié son dernier recueil en 1962. Il est vraiment très agréable à lire. Je me nourris aussi beaucoup de la peinture du XIXe siècle.  

Paul Mathieu : Chez moi tout ce qui peut venir nourrir l’écriture est très large ! Il y a effectivement la lecture d’autres poètes contemporains, mais ce n’est jamais qu’une petite partie de ce qui peut laisser une trace. J’ai la chance de fréquenter pas mal d’artistes et ce contact permanent avec des peintres ou des sculpteurs est très enrichissant aussi. Il m’arrive de m’inspirer de certaines œuvres picturales ou sculptures pour écrire. J’ai plein d’autres socles ou de points de références, par exemple des œuvres de l’époque gallo-romaine. Pour une série de textes auxquels je travaille pour le moment, je suis très influencé par Montauban(Luxembourg), un endroit un peu hors du temps à une vingtaine de kilomètres d’ici. C’est un site qui a été occupé par une fortification de l’époque romaine mais qui a continué à être utilisée tout au long du Moyen Âge. Elle existait apparemment déjà à l’époque celte et peut-être même avant – elle a vraiment traversé le temps ! On évoquait la musique tout à l’heure, c’est aussi quelque chose qui revient mine de rien assez souvent. Idem pour la bande dessinée – j’y fais fréquemment allusion aussi. Mathilde évoquait tout à l’heure des scènes qu’on pouvait capter simplement en se promenant. J’aime également beaucoup que ce type de situation vécue serve de déclencheur pour écrire. Dans mes nouvelles, je pars parfois d’un élément secondaire ou insignifiant à partir duquel je vais reconstituer une histoire qui elle, est totalement fictive. 

Paul a été enseignant, et Mathilde, libraire. Ce sont deux rôles où la transmission a toute son importance. Est-ce que vous investissez encore ce domaine dans votre travail créatif, que ça soit à travers des ateliers ou des articles, par exemple ?

Mathilde Van Gheluwe : Mon parcours de libraire n’a pas été particulièrement formateur ou transformateur mais je pense qu’il a éclairé un manque. J’avais du mal à intégrer quelque chose de l’ordre de la vente, dans le principe de transmission. Bien sûr toute une partie du travail de libraire consiste à lire ce qu’on aime et de communiquer notre enthousiasme aux clients, mais je me trouvais dans un département que je ne connaissais pas tout à fait suffisamment - celui des sciences humaines. J’y étais un peu perdue et j’avais un rapport à la librairie qui était surtout celui de la vente. La dimension de la transmission je l’ai davantage retrouvée au Centre belge de la bande dessinée à travers des ateliers avec des enfants, avec des visites guidées, avec ce parcours des fresques que j’évoquais tout à l’heure. C’est aussi une possibilité que je retrouve très fort sur internet – j’y communique avec les gens à travers des bandes dessinées où je me mets en scène. Je peux y aborder l’angoisse existentielle, les troubles obsessionnels compulsifs, la grande tristesse en trois ou quatre cases, de manière assez courte. Je sais que je le fais pour concrétiser le fait de ne pas être seule face à ces angoisses. Et si cela permet de soulager un peu d’autres personnes de ces formes-là de mal-être, tant mieux. Cette forme de transmission, je ne la vis pas de manière ruisselante, c’est plutôt quelque chose d’horizontal et d’intime. 

Paul Mathieu : De mon côté, j’ai toujours très fort cloisonné la transmission dans le cadre scolaire et la création. L’école, ce n’est pas l’endroit où je parle de mon travail personnel et à l’inverse, pas grand-chose dans l’expérience scolaire n’a réellement nourri mes textes. En revanche, j’y transmets les textes d’autres auteurs, dont pas mal de contemporains. Ce qui m’est par contre arrivé souvent, c’est d’animer des ateliers d’écriture, y compris à l’école et là c’est très différent – c’est en dehors du cadre des cours. Ne viennent à ces moments hors grille officielle du programme que les élèves qui ont vraiment envie de s’exprimer. Cela a donné pas mal de résultats intéressants. Certains participants se sont eux-mêmes révélés investis dans l’écriture, de façon occasionnelle ou plus durable. 

Dans ces cours de français, une place est-elle consacrée aux auteurs belges ?

Paul Mathieu : Il y a une part d’auteurs français capitaux à côté desquels on ne peut pas passer mais j’ai toujours laissé une place aux écrivains belges aussi, même parfois de façon systématique. Avec les élèves de dernière année, il m’arrive très souvent de refaire un panorama de la littérature belge en partant de publications facilement disponibles, issues des Archives et Musée de la littérature, par exemple. C’est intéressant de refaire ce parcours de nos lettres parce qu’on se rend compte que les auteurs belges ont suivi grosso modo les grandes étapes de l’histoire littéraire française contemporaine, malgré leurs particularités ou leurs différences. Nous avons des auteurs romantiques, des auteurs réalistes, évidemment des auteurs surréalistes, etc. Il m’est par ailleurs arrivé très souvent d’inviter des écrivains en classe, belges parce qu’ils sont plus facilement disponibles et proches, mais aussi des écrivains français ou québécois. Dans le programme officiel, il est question de plus en plus de faire une place aux auteurs belges. C’est important de montrer qu’il existe toujours des forces vives dans cette littérature et qu’elle continue à se développer dans une série de directions, parfois assez proches qu’on soit d’un côté ou de l’autre de la frontière. 

Mathilde, y avait-il une attention particulière dédiée à la création belge dans les différents cursus que tu as suivis ? 

Mathilde Van Gheluwe : Sint-Lucas comme Saint-Luc sont des écoles qui sont très attentives à ça, à exposer l’histoire de l’illustration et de la bande-dessinée belges, l’histoire de la peinture belge. À Sint-Lucas, le master est pluridisciplinaire, donc on est aussi immergés dans le design textile, la sculpture, la peinture, les installations, la musique, le design belges. Il y a vraiment une attention très forte à la belgitude. À Saint-Luc Bruxelles, ça se traduit notamment par la présence de membres ou d’auteurs de FRMK parmi les enseignants (ndlr : e.a. Éric Lambé, Thierry Van Hasselt). Sint-Lucas a formé les deux figures de proue de la bande dessinée flamande contemporaine, Brecht Evens et Brecht Van den Broucke. Il y a  également Goele Dewanckel et Gerda Dendooven qui donnent cours en illustration et bande-dessinée et sont aussi des figures majeures de l’illustration néerlandophone. Tout en étant une école qui brasse beaucoup d’étudiants étrangers, elle revendique vraiment le patrimoine culturel belge. Ma conscience d’être belge, elle s’est développée plus tard parce qu’à Saint-Luc, j’étais très jeune – c’était de mes 18 à mes 22 ans, je n’étais pas tout à fait consciente de ce qui se passait – mais c’est en vivant à Gand, en étant confrontée aux étudiants parfois permanents, parfois Erasmus qui venaient d’Allemagne, de Turquie, d’Angleterre, de France, ainsi qu’à la culture flamande, j’ai petit à petit effleuré les délimitations de mon identité bruxelloise. En tant que Bruxellois, on a toujours une vision un peu îlot de la Belgique, on a  une culture un peu bâtarde, on ne connaît pas très bien la culture flamande et on se sent un peu visiteur de la culture wallonne. Être à la fois en Flandre et plus connectée à la Wallonie, ça m’a permis d’identifier un lien et une unité très fortes, malgré la frontière linguistique, dans la culture belge. Cela a été une expérience marquante de découvrir ça grâce à ce jeu d’observations externes. J’espère ne pas me tromper en disant ça, mais en Belgique, en tant que francophones dans la francophonie, nous sommes très timides. On est toujours comme le benjamin au sein d’une fratrie et donc toujours surpris d’avoir une identité propre. Dans les poèmes de Paul, j’ai vraiment senti cette belgitude exprimée de façon apparente. J’étais heureuse de découvrir ça.

Auriez-vous envie de faire ricocher quelques livres ou auteurs belges francophones ? Par exemple, ceux qui vous mettraient en joyeuse ébullition ?

Paul Mathieu : Il y aurait déjà tous les auteurs que je convoque dans le texte – ceux dont j’ai déjà parlé au cours de notre discussion mais aussi Marcel Moreau, Jean-Claude Pirotte ou encore Le pays où tout est permis de Sophie Podolski. Je cite également Véronique Daine parmi les contemporains très enthousiasmants. Je suis aussi intéressé par ceux qui travaillent sur l’oral – on a mis en place une table ronde pour le festival Dynamic d’Arlon (ndlr : ce 27 novembre), autour de l’identité et de l’écriture. Les intervenants (Françoise Lalande, Annemarie Trekker, Malika el Maizi, Armel Job, Jacques Herbet et moi) vont essayer de répondre aux mêmes questions que celles posées par la campagne. Parmi eux, il y a notamment Guy Denis qui a toujours beaucoup travaillé sur  la problématique de l’identité wallonne – il utilisait le wallon dans ses textes et a créé un personnage assez étonnant, nommé Capiche – ça veut dire « fourmi » dans certains patois ardennais et wallon. Il ressemble un peu au type de personnage dont Mathilde parlait tout à l’heure. Ce petit gars qu’on laisse de côté mais qui a quand même des choses à dire et qui se bat pour affirmer son point de vue, face au « grand méchant » ou plus fort que lui.  Un florilège des poèmes de Guy Denis vient d’être publié sous le titre Corps & âme aux éditions Traversées. Je ne suis pas uniquement rivé sur la littérature belge même si j’y attache beaucoup d’importance. D’autres types d’écriture m’interpellent ! Du côté luxembourgeois – on connait moins ces noms-là chez nous – Lambert Schlechter ou Nick Klecker me parlent beaucoup aussi, par exemple. Il y a forcément chez moi ce côté toujours tiraillé entre les deux pays.

Mathilde Van Gheluwe : J’ai plusieurs niveaux de connexion à la littérature belge. Un livre qui a été marquant pour moi dans la construction de cette identité francophone belge, c’est paradoxalement Other’s People’s Countries (ndlr : le livre a été publié en français chez Grasset sous le titre « Vide-grenier : voyage dans la mémoire », dans une traduction de Karine Lalechère)  un livre qui a été écrit en anglais par Patrick McGuinness. Sa famille vient de Bouillon, et il a dû émigrer aux Angleterre. Le texte s’attache à ses souvenirs de Bouillon, à ce que c’est, une ville wallonne. Aux arrière-boutiques, aussi, ou aux boucheries avec le salon en arrière plan. Aux toutes petites rues. Moi j’ai grandi entre Bruxelles, les Ardennes et Falaën et il y a vraiment des choses qui m’ont touchée au cœur dans ce qu’il évoque. Le livre est réconfortant à lire, et est vraiment construit du point de vue du souvenir. Cela crée parfois un miroir déformé et glissant – on ne se souvient pas toujours précisément de l’anecdote mais en revanche bien de la source ou de la dernière fois où on s’est souvenu du souvenir. Il y a aussi les livres d’Ollie Schrauwen, qui n’est pas francophone mais ses livres sont édités en français (ndlr : à l’Association, chez Dupuis et Actes Sud). C’est extrêmement drôle, très belge. On est au cœur de l’absurde, tout en restant un peu austère – vraiment, je les recommande chaudement. Il y a aussi plein de choses assez extraordinaires qui se passent du côté des gens de mon âge, ceux qui continuent à publier des zines. Je pense entre autres à Valentine Gallardo qui a été ma co-autrice pour mon premier livre chez Atrabile. Il faut aussi aller voir ce que fait FRMK parce qu’ils ont non seulement leurs propres publications mais aussi la collection Knock Outsider ! en collaboration la « S » Grand Atelier qui est un centre d’art brut qui. Ils sont souvent en connexion avec le musée Art et Marges. Ce genre de projets fait que je me sens reliée à la littérature belge.