Si 2020 n’a pas cessé de nous mettre à distance, c’est pourtant ENSEMBLE que nous la terminerons, en prêtant attention aux ingrédients qui font cohésion. À ces passerelles possibles, à ces façons de faire lien qui nous tiennent debout, à ces textes qui peut-être, vous feront battre le cœur un peu plus vite. 

Faire famille 

Les lettres belges sont parsemées de familles. On repensera notamment à Suzanne Lilar et Françoise Mallet-Joris (mère et fille), à Henry Bauchau et ses neveux Bernard Tirtiaux et François Emmanuel, aux Pirotte, père poète (Jean-Claude) et fille scénariste et romancière (Emmanuelle). Le rhizome littéraire et généalogique est dense et s’étend parfois jusqu’à 4 générations, comme avec la famille Bodart-Richter qui, de Roger à son épouse Marie-Thérèse Bodart en passant par Anne Richter et sa fille Florence, se sont essayés à bien des genres littéraires. 

Récemment, on peut aussi songer à Aurélie William-Levaux qui, après être notamment entrée en narration - et en gestation - en 2009 avec le bel album riche en métamorphoses Menses ante rosam (La 5e Couche) a aussi partagé la couverture avec son frère Christophe Levaux, pour Le Tas de pierres (Cambourakis) presque dix ans plus tard, pour un récit d’adolescence(s) à deux voix et quatre mains, avec une potacherie jamais délestée de ce qui grince ou questionne. 

 

Celle qu’on s’est choisie, celle qu’on ressent

Ricochons si vous le voulez bien sur l’esprit de corps et ces clans qu’on se choisit, parfois envers et par-delà le sang. On pourrait débuter ce fil par La petite évasion de Daniela Ginevro (Lansman Éditeur et CTEJ - 2012), courte pièce jeune public au ton très juste : Billie, Gus et Nico en ont marre du monde adulte et rêvent d’Amérique… mais il va falloir commencer par faire le mur et laisser loin derrière soi la cour de récré.

Dans Moi, Marthe et les autres, publié chez Verdier à la rentrée littéraire de 2018, Antoine Wauters confronte pour sa part Josh, Ossip, Hardy, Marthe et leur bande à une ambiance post-apocalyptique où la joie et la cohésion seront seuls viatiques. Inconscients de l’avant-désastre, privés de perspectives futures et jonglant avec un langage lui aussi amputé, ils recréent à leur façon l’adage « nous tous contre la violence du monde entier ». Une alliance de résilients qui cherche à faire brèche, voici ce que partagent aussi Marcio et Léonora, les jumeaux fusionnels de Pense aux pierres sous tes pas paru au même moment. Conte cruel et frère et sœur aimantés malgré la norme et par-delà la brutalité, voici aussi le propos d’Alpha Bêta Sarah de Constance Chlore, paru en 2020 chez le Nouvel Attila.   

S’il est bien question des liens entre aînée et cadet, rien d’aussi confrontant chez Martina Aranda (repérée avec La brodeuse d’histoires paru chez CotCotCot Éditions) dans son tout nouvel album jeunesse Le jour où je suis devenue grande sœur paru cet été chez Pastel. Accueillir un autre au sein du cocon familial ça reste cependant une sacrée aventure et la narratrice compte bien impressionner ce petit d’homme qui débarque à la maison. Sur le même thème et chez le même éditeur, mais en plus bousculé on songera aussi à Alors je m’en vais d’Éléonore et Émilie Seron (tiens, tiens, encore des sœurs !) où cette fois, l’aînée ne voit que la fugue dans les bois pour résoudre l’équation familiale où désormais, elle se sent de trop. 

Allons voir du côté des mères, à présent… dans le deuxième roman d’Aylin Manço, Ogresse (Sarbacane, 2020), celle d’Hippolyte (une adolescente de 16 ans) a le goût des  choses tendres… surtout si elles sont carnées. Dans Nous ne sommes pas de mauvaises filles de Valérie Nimal (Anne Carrière, 2019), la figure maternelle évolue dans un tourbillon d’humeurs, et, étouffante, elle est du genre à enfermer dans son cocon ses enfants. La relation qui lie l’autrice Véronique Janzyk à sa mère et dont elle rend compte dans le court et interpellant La robe de nuit nous questionne quant à elle sur nos vieillissements et la façon d’encore nouer quand le langage ou les souvenirs se disloquent. Les sensations et la langue (tendre l’oreille davantage, s’émouvoir de mots inédits appliqués à des états neufs), ce sont aussi les filtres doux employés par Victoire de Changy pour tenter de circonscrire son nouveau-né dans La paume plus grande que toi (L’Arbre de Diane, 2020). Il y a ici, à mots chuchotés, la conscience que le temps fera évoluer les gestes et les rires et que ce fils, dans d’autres bras,  sortant de sa bulle, s’éloignant comme il se doit du cocon familial restreint, pourrait bien devenir “l’outre-Nour”.   

Cette altérité chez ceux qui nous sont pourtant si proches, on la retrouve bien entendu dans le bouleversant et intime Robinson de Laurent Demoulin (Gallimard – Prix Rossel 2016), partition du monde entre ce fils autiste et les non autistes, entre ceux qui, comme le père professeur, sont mus par le langage et ceux qui entrent en contact autrement. Choc des sphères et tentative d’apprivoisement sous cloche de silence aussi dans Le geste ordinaire de Maxime Coton (Esperluète - 2011) qui dit avec pudeur les relations d’un fils poète et d’un père ouvrier attentionné mais davantage dans le faire que dans les mots. Le recueil sera par ailleurs suivi par un film documentaire visionnable ici et dont la suite, Après l’usine, est sortie en 2019. 

 

Et par-delà

Au-delà des familles de sang et choisies et des affinités électives, “Ensemble”, ça peut être aussi mettre son pas dans le pas d’un auteur ou d’une œuvre qu’on aime, leur rendre hommage, les faire siens, entre autres grâce à la traduction.

On attirera par exemple votre attention, chez Alice jeunesse, sur cette toute nouvelle version pétillante de l’Alice au pays des Merveilles de Lewis Caroll. Au-delà des illustrations de Valeria Docampo  aux couleurs plus acidulées – sujet aidant – que dans de précédents albums chez le même éditeur, on y trouve une nouvelle version en français d’Emmanuèle Sandron, savoureuse et vivante. Déjà traductrice depuis le néerlandais d’autres livres de Brigitte Minne, l’autrice et psychanalyste bruxelloise vient également d’adapter Princess Pompelien gaat trouwen sous le titre Princesse Pimprenelle se marie pour CotCotCot Éditions.  L’occasion de rappeler que traduire ou adapter, c’est souvent aussi contribuer à faire progresser les représentations sociétales, y compris familiales… et un peu d’ouverture d’esprit est tout sauf malvenue en cette période ! 

Rendre hommage, c’est aussi le principe chez Lamiroy du nouveau format L’Article et ses 5000 mots dédiés tantôt à Victor Hugo, tantôt à Arno, tantôt à d’autres encore, dont Jacques De Decker, L’Immortel de l’Académie royale de Belgique, récemment disparu et figure importante de nos lettres. 

Enfin, c’est, en version ample, la belle démarche d’Emmanuel Régniez qui n’a guère peur que son écriture embrasse ses obsessions et fasse apparaître quelques spectres au passage. Après L’ABC du Gothique (Le Quartanier), Notre château et en parallèle de Madame Jules (Le Tripode), le bruxellois d’adoption a publié aux éditions Marges en pages en octobre 2019 Ordinaire(s), livre-objet avec vingt-quatre photographies de Cédric Friggeri, en grains apparents et présences poreuses. Au-delà de ce mariage texte-image entre deux contemporains, le compagnonnage consiste ici surtout en une intertextualité avec cette balise littéraire prolifique qu’était Georges Simenon.  À travers 200 ouvrages de l’auteur liégeois, dans ses ambiances feutrées et triviales, chez ses personnages sans fard mais beaux à leur manière simple, Régniez a puisé une matière fragmentée. Après pétrissage ou tissage, il l’a ensuite faite sienne, pour aboutir à 24 chants de prose poétique, où le quotidien surgit magnifié, dans ses répétitions et dans ses accrocs.
 

Et vous, en cette fin d’année singulière, avec qui partagerez-vous le goût de lire belge ?

 

Anne-Lise Remacle