#LisezVousleBelge ?, c’est une identité plurielle, faite de 1001 visages et de 1001 voix. Multicolore, multiculturel, multidisciplinaire, multidimensionnel? Les règles du jeu peuvent varier à l’infini ! Du format au jeu formel, du genre littéraire au regard posé, autant de portes d’entrées possibles pour (re)découvrir un pan de notre kaléidoscope.
Une sélection thématique d’Anne-Lise Remacle, en ouvrant large le mot.
MULTI- regards : la collection Belgique(s) chez Ker Éditions
On ne vous fera pas le coup du ballottin de pralines, mais il y a pourtant de ça dans cette collection-mosaïque qui comporte déjà 11 titres (au rythme de 2 à 3 par an depuis 2017) : autant de bouchées dont on ne sait guère au départ dans quel recoin elles vont vous emmener, quelles réalités de notre pays elles vont nous donner à lire. Ample ou anecdotique ? Gourmande ou grinçante ? Intime ou politique ? Chaque auteur.e dose selon sa guise les éléments d’une belgitude plurielle.
Pour cette triple fournée publiée en octobre dernier, Marianne Sluszny (autrice entre autres de documentaires littéraires et historiques pour la RTBF) esquisse les chemins de huit jeunes filles et femmes. Originaires de Mons, Geel, Bruxelles ou des cantons de l’Est et nées pour la plupart à la bascule du XXe siècle, elles connaîtront toutes la Grande Guerre, oscillant parfois entre devoir, honte et trahison. Parmi elles, des inconnues mais aussi Lucie Dejardin première femme à entrer au Parlement belge. La neuvième, Agnès, née en 1994, entretient d’abord des rapports académiques avec la période – elle soutient un master sur le droit des femmes en 1919 – avant de se laisser rattraper par la mémoire familiale – preuve s’il en est de nos liens encore tangibles et serrés avec les générations de nos aïeules, et de la nécessité de continuer à excaver des archives constituant notre matrimoine.
Michel Torrekens, journaliste au Ligueur et critique au Carnet et les Instants, distille des traces littéraires (questionné par le coup de feu porté par Verlaine sur Rimbaud dans la chambre d’un hôtel bruxellois, le rigoureux Maître Losseau se laisse troubler par Une saison en enfer ; un auteur de renom rencontre par hasard un Johnny désabusé par la médiatisation à outrance; dans Place des Palais, on trouve un homme qui ressemble à s’y méprendre à Jacques Dedecker) et pratique le décentrement : dans Academia (Belgica), c’est depuis la bulle protectrice d’une résidence artistique au sein de Rome que chercheurs flamands et francophones apprennent la scission de la Belgique, d’abord fictive puis avérée. S’il est question ici de rois c’est le plus souvent par la bande : la mort de Baudoin dans les yeux d’une admiratrice ou Albert II dit Papillon par le prisme d’un ami d’enfance de Delphine Boël. Dans Le roi, le journaliste et l’homme-léopard, Léopold II est un buste relégué dans une vitrine à l’écart du musée de Tervueren, mais conscient du poids symbolique de cette trace, le narrateur (un journaliste né au Nord-Kivu) se projette dans la potentielle confrontation de points de vue entre le colonisateur et le colonisé. Entre passé et présent, musées et mythes (dont celui, à hauteur d’enfant, des Diables Rouges), architecture ancienne et quartiers vibrants, la Belgique, pays-confetti (à la fois riquiqui et émietté) s’écrit ici sur un fil tendu.
Du côté de Véronique Bergen (philosophe, romancière et poète), dix nouvelles affûtées et pétries d’une langue où le rythme, en charges bilieuses et décharges soniques, a un vrai rôle à jouer. On croisera ici Léon Spilliaert et Toots Thielemans, Audrey Hepburn (qui, en “Miss Nostalgie” se demande ce qu’elle est venue faire dans cette eau belge) ou l’autrice-comète Sophie Podolsky, tous réunis pour une Quarantaine à Bruxelles aux rues désertées et enseignes closes. Si Ensor râle qu’Ostende n’ait pas été choisie pour ce rassemblement contraint, Hugo Claus prétend qu’il avait tout prédit. Par-delà leurs égos en pleine parano, beaucoup regrettent que Christian De Duve, prix Nobel de Médecine, ne soit pas de la partie. Véronique Bergen aime à façonner des autels où glorieux et déchus ont le même droit libre à la parole : c’est encore le cas ici. À l’hôtel Métropole, dans Bruxelles, capitale quantique, une femme de ménage qui en a vu d’autres nettoie par mégarde les nombreuses recherches faites par des pointures scientifiques (dont Einstein et Marie Curie) en prévision du cinquième Congrès Solvay. Le chat, “ultime prince de la rue Montagne de Sion” se souvient, rageur, des expropriations nombreuses (plus de 12000 Bruxellois, soudainement sans aide) lors du chantier de la Jonction Nord-Midi. De St-Idesbald aux Marolles où la zwanze a perdu de sa puissance tapageuse et où la gentrification finit par tout dénaturer (Le sorcier des Marolles), l’autrice fait le constat d’un pays qui se lézarde et ne laisse plus guère de place qu’à ceux qui possèdent un gros capital.
MULTI-formes : Mythes au carré de Loïc Gaume (Thierry Magnier)
Après Contes au carré sorti en 2016 chez le même éditeur et ayant débouché sur de beaux prolongements en atelier et en expo, l’auteur-illustrateur Loïc Gaume applique le même principe clair de 4 vignettes par page et de formes colorées variées (une différente pour chaque personnage) pour synthétiser à l’os les principales histoires de la mythologie – et autant dire que ça ne manque pas de grabuge dans l’Olympe, comme en témoignent quelques sourcils férocement froncés par les dieux, déesses et autres rois. De Jason à Hermès, d’Orphée à la naissance des saisons avec Déméter, c’est toujours aussi efficace et ludique. Ulysse et Héraclès (avec les travaux qui s’accumulent en bâtonnets comptés) ont droit à des morceaux de choix (3 épisodes chacun), mais on sera très heureux aussi de retrouver l’origine de la boîte de Pandore ou encore le jugement de Midas, peut-être plus méconnus.
MULTI-textures & MULTI-histoires : L’incroyable bibliothèque Almayer de Philippe Debongnie et Cindya Izzarelli ( + autrices & auteurs multiples) (À pas de loup)
Après un premier tome financé participativement puis réédité chez Jourdan, les personnages semi-animaliers (rois, philosophes, soldats, enfants abandonnés) vêtus numériquement des plus beaux atours par Philippe Debongnie et sertis dans un récit choral par Cindya Izzarelli ont trouvé cette fois de quoi se nicher dans la bibliothèque de leur mystérieuse pension Almayer.
Vu l’éclectisme des hôtes, il s’en passe forcément, des histoires…et c’est ce que nous content cette fois Annie Agopian, Marie Chartres, Marie Colot, Anne Cortey, Alex Cousseau, Raphaële Frier, Anne Loyer, Carl Norac, Cécile Roumiguière, Marie Warnant, Catherine Quadens ou Cathy Ytak – un virage en jeunesse, toute, et cette avec plus d’autrices. Chez À pas de loup, maison d’édition habituée à laisser un.e écrivain.e dans les bonnes mains de multiples illustrateurs (Germano Zullo dans À pas de loup, Carl Norac dans Je t’emmène en voyage et Cécile Roumiguière pour S’aimer), cela faisait sens cette fois d’inverser le processus. Les curieuses et curieux à partir de 7 ans seront notamment heureux de pouvoir compter sur la présence de Madame Marthe, la tenancière qui veille sur ce petit monde merveilleux et hors du temps.
Puzzle MULTI-pièces : Cent jours sans Lily d’Aliénor Debrocq (ONLit Éditions)
On savait déjà, à travers ses recueils de nouvelles (Cruise-control et À voie basse chez Quadrature, Le Tiers sauvage chez Luce Wilquin) l’autrice bruxelloise adepte des territoires poreux entre la fiction et la réalité et du brassage des genres. Elle pousse ici le curseur un cran plus loin. Linda Malvet, la narratrice s’est liée d’amitié au début de l’âge adulte avec Lily Brooks, américaine désormais reconnue dans le milieu littéraire. La journaliste avec des velléités de romancière sent cependant que leur relation s’est effilochée depuis un certain temps et reste sans nouvelles. À bord d’un vol pour Saint-Pétersbourg où elle doit couvrir une rétrospective Jan Fabre, elle a le temps de s’interroger. Ce point de départ intime s’entremêlera avec une enquête policière et une réflexion sur la création. À travers son héroïne, par ailleurs professeure de littérature donnant notamment des cours sur l’OULIPO, c’est aussi à la contrainte formelle que se plie ici Aliénor Debrocq. Cent jours sans Lily, roman à la première personne et mis en abyme, est fait de 100 chapitres de chacun 2000 mots. Voilà une structure stable qui permet néanmoins autant de digressions (entre épisodes de la vie des Romanov, de la danseuse Olga Khokhlova) ou de mises en correspondance avec des citations variées d’auteurs (de Fred Vargas à Perec) que de sauts de puces d’une temporalité à l’autre. Positionné au cœur du labyrinthe et de ce calendrier régulier, le lecteur va de surprise en surprise, par-delà ce qui semblait établi. Qu’est-il donc arrivé à Lily Brooks ?
Identités MULTI-ples : En quête de nos ancêtres de Joseph Ndwanyie (Impressions Nouvelles – à paraître en février)
Depuis Plus fort que la hyène, conte pour enfants (paru à La Cheminante, maison aujourd’hui disparue) et la réédition l’an dernier de La promesse faite à ma sœur (Espace Nord), on attendait des nouvelles de Joseph Ndwanyie mais on le savait occupé par des recherches documentaires à l’étranger. Son nouveau roman, qui sera publié en début d’année prochaine, en est l’aboutissement. Il a pour narrateur Antoine un Rwandais vivant à Bruxelles qui rêve de rencontrer une communauté d’Afro-descendants vivant à Potosi (Bolivie), héritiers des esclaves emmenés là-bas par les colons espagnols pour travailler dans les mines d’argent. Entre Amérique latine, Afrique et Europe, c’est une identité multiple qui y sera déconstruite et questionnée. Encore un peu de patience !
Anne-Lise Remacle