Quatre questions à ... Yves Limauge, propriétaire de la librairie A Livre Ouvert, qui a participé aux Rencontres Nationales de la Librairie à Bordeaux début juin. Il en fait le bilan pour le PILEn.

Quel est l’intérêt pour un libraire belge de se rendre à ces Rencontres Nationales de la Librairie ? 

Ces rencontres rassemblent près de 550 libraires et plus de 200 éditeurs et professionnels du livre. C’est très impressionnant et très vivifiant à la fois de voir tous ces librairies de tailles extrêmement diverses représentées : on croise aussi bien Mollat[1] que des libraires qui font fonctionner seuls leur commerce.

Nous étions cinq Belges présents là-bas. Nous nous retrouvons très bien dans les préoccupations des libraires français parce que nous faisons exactement le même métier et que nous sommes confrontés aux mêmes problèmes, parfois très concrets. J’ai pu assister non seulement à des séances plénières mais aussi à des ateliers analysant la manière d’optimiser sa gestion, de maîtriser ses achats et retours, etc. Bien sûr, certains points abordés comme les leviers de financement ou les actions mutualisées de libraires[2] en France nous concernent moins, mais cela demeure intéressant en termes d’échange de bonnes pratiques.

Ce type d’événement favorise en plus les rencontres et les échanges informels puisque nombre de sociétés comme Dilicom, Electre, leslibraires.fr, ePagine, etc. tiennent des stands durant cet événement qui fonctionne aussi comme un petit salon commercial. Tous les grands distributeurs sont également là pour prendre le pouls de la librairie et rencontrer les libraires.

 

Quels ont été pour vous les moments forts de cette édition 2013 ?

Je dirais avant tout la présentation des résultats des deux études menées spécialement pour ces rencontres. L’étude Xerfi tout d’abord qui porte sur l’évolution de la situation économique et financière des librairies indépendantes entre 2005 et 2012, avec tous les derniers chiffres de rentabilité, de taux de retours, les progressions de marges, etc. C’est très intéressant parce qu’il s’agit d’une étude concrète montrant que la librairie n’est pas en bonne santé. Avec un taux de rentabilité de 0,6%, la librairie est le commerce de détail qui a le taux de rentabilité le plus bas. Durant ces rencontres, certains n’ont d’ailleurs pas hésité à parler d’ « anomalie économique ». Quand on voit en plus que les ventes par Internet représentent environ 15% du chiffre total de l’édition et que parmi ces 15%, il y a 80% réalisés par Amazon, on a de bonnes raisons d’être déprimé. Nous ne disposons malheureusement pas de ces chiffres pour la Belgique mais nous pouvons imaginer sans peine qu’ils sont peu ou prou valables aussi pour nos librairies.

La deuxième étude qui a été présentée concerne plus spécifiquement les clients en librairie indépendante[3]. Ce qui en ressort c’est que les comportements d’achat sont très éclectiques. Les clients assidus de librairies indépendantes de centre-ville sont les mêmes qui achètent des livres dans les grandes surfaces ou sur Amazon. La clientèle a beaucoup changé ces dernières années dans sa manière d’acheter, cela veut dire aussi que le libraire doit revoir complètement sa stratégie de communication et ne pas se focaliser sur les clients les plus fidèles, soit 30% de sa clientèle. En effet, ce qui a été mis en avant à Bordeaux c’est que les libraires doivent essayer de capter les « infidèles » car ils sont de gros lecteurs. Les nouveaux outils du web permettent en plus d’envisager une autre relation au consommateur, qui n’est plus verticale, mais horizontale. Le libraire doit davantage montrer son engagement dans la cité et essayer de créer une communauté, non plus de consommateurs mais de coopérants, de personnes engagées autour et pour leur librairie, afin de défendre une certaine vision de la société, car c’est cela aussi que le livre offre. C’est dans cette direction qu’il faut essayer d’aller, au moyen notamment des réseaux sociaux, même si c’est difficile, car il y a désormais une multitude de profils et de comportements de consommateurs.

Un deuxième point important pour moi a été de voir à Bordeaux le positionnement des libraires français par rapport à leurs fournisseurs. Depuis les Rencontres de Lyon en 2011, les libraires répètent en effet aux éditeurs, diffuseurs et distributeurs qu’il est nécessaire de se lancer dans de véritables partenariats, afin que les librairies indépendantes ne soient pas mises de côté au profit des chaînes ou même d’Amazon. Quand on voit en plus les difficultés rencontrées par Chapitres, Virgin et Gibert Jeune ou encore la pression exercée par Amazon sur les maisons d’édition, on voit qu’il peut s’agir aussi d’une stratégie payante pour les distributeurs, qui permettra également que dans dix ans existe encore une librairie indépendante. Des mesures collectives ont déjà été prises en France en faveur de l’amélioration de la marge et de la trésorerie des librairies, et le dialogue se poursuit dans ce sens. C’est très intéressant pour nous libraires belges, car cela nous permet dans les échanges avec nos fournisseurs de mettre en avant ces exemples concrets afin d’obtenir que les mêmes initiatives soient mises en place ici.

 

Est-ce qu’il a été beaucoup question de livre numérique ?

Non, étonnamment non. En fait, le livre numérique représente plus ou moins 1,5% du marché d’après les estimations en France. C’est encore très peu. Le sujet principal de ces rencontres était clairement de voir comment faire vivre les librairies physiques et comment se positionner pour cela. En Belgique, nous parlons beaucoup de numérique, alors que seules deux ou trois librairies en vendent et que cela ne pèse absolument pas dans leur chiffre d’affaires. En plus, avec la TVA à 21%, les gens préfèrent acheter leurs livres numériques directement en France. Certains diront peut-être que c’est de l’inconscience de ne pas s’en préoccuper davantage, mais je crois effectivement qu’il faut d’abord se pencher sur le changement de mentalité du consommateur et se demander ce que seront nos librairies dans dix ans, la manière d’attirer des clients et de les fidéliser, le type de produits qui doit être vendu. Et se demander : que recherche avant tout le consommateur ?

 

Selon vous, ce serait pertinent d’organiser le même type d’événement en Belgique ?

Je suis 100% pour car c’est très enrichissant de se confronter aux expériences des autres libraires. Quand on voit à Bordeaux le dynamisme de certains libraires qui testent de nouvelles pistes dans le domaine de la relation avec la clientèle ou de la mise en avant des livres on garde espoir. Avec 4,5 millions de Francophones, il est cependant évident que ces « Assises de la librairie belge » ne pourraient être vraiment comparées à ce qui vient de se dérouler à Bordeaux. L’enjeu pour nous serait d’avoir une vraie participation et de réunir au moins une quarantaine de librairies. Il est de toute manière vital de mobiliser l’interprofession : plus que jamais les libraires indépendants doivent se solidariser et réfléchir au futur, afin d’élaborer des stratégies et de mieux se faire entendre. C’est tout le sens du travail réalisé au Syndicat des Libraires francophones de Belgique.

Quant aux thèmes abordés, ils seraient presque exactement les mêmes qu’à Bordeaux, à la différence près qu’en France, il y a plus de moyens et que l’Etat et les régions défendent de manière concrète la librairie. Aurélie Filipetti était par exemple présente à ces rencontres, où elle a fait un discours très volontariste de presque une heure et a annoncé que l’Etat mettrait à disposition 2 millions pour aider les trésoreries des librairies. Dans certaines régions, les librairies bénéficient par exemple d’aides à la location pour leur permettre de demeurer en centre-ville. Nous sommes pour le moment très loin de la France, même si beaucoup de choses ont bougé pour l’aide à la librairie depuis l’arrivée de Fadila Laanan. Je trouve qu’il faudrait mettre des moyens pour réaliser des études sur l’état de santé de la librairie en Belgique francophone et le comportement du lecteur/ consommateur. L’étude lancée récemment par le PILEn en est un premier jalon, mais il faut aller plus loin.

Malgré la crise économique connue par notre secteur, malgré la concurrence d’Amazon, je suis personnellement revenu très enthousiaste de Bordeaux. Donc oui, trois fois oui, organisons des Rencontres de la Librairie en Fédération Wallonie-Bruxelles !

Propos reccueillis par Morgane Batoz-Herges



[1] Célèbre librairie bordelaise qui est la plus grande de France.

[2] Voir par exemple Libraires du Sud, le Groupement des librairies de BD, Librairies Atlantiques, Libraires en Régions, l’ALSJ (Association des Librairies Spécialisées Jeunesse), Libraires Ensemble ou encore Paris Librairies.

[3] Cette étude (téléchargeable ici) réalisée par l’Observatoire Société et Consommation (ObSoCo) est intitulée « Le regard et les attentes des clients vis-à-vis de leur librairie. Quelles pistes pour fidéliser et élargir sa clientèle ? ».

Deux autres études intéressantes ont également été présentées à Bordeaux : Le marché du livre en France : état des lieux des circuits de distribution et Etude comparative sur l’organisation, l’évolution de l’activité et les stratégies des librairies en Espagne, au Royaume-Uni, en Allemagne, aux Pays-Bas, aux Etats-Unis et en France.