A l'occasion du lancement début octobre des premiers titres d'Espace Nord en format digital[1], rencontre avec Marc Minon, directeur de Cairn, qui orchestre le développement numérique de cette collection patrimoniale.

Depuis quelques jours le passage d’Espace Nord au numérique est une réalité, avec dix titres  disponibles à la vente. Le dispositif est complété par un site Internet et un service d'impression à court tirage. Pourriez-vous nous en dire plus sur ces trois axes de développement de la collection ?

Pour rappel, la Fédération Wallonie-Bruxelles a acquis la collection Espace Nord en 2011, suite à des difficultés que celle-ci a rencontrées auprès de ses différents éditeurs. Désormais propriétaire de la collection, elle a décidé de faire appel à des acteurs professionnels pour la faire vivre, l’animer, la diffuser en librairie, en assurer la promotion, etc. Il y a eu un appel d’offre auquel Cairn a répondu avec Les Impressions Nouvelles, cette maison d’édition se proposant de prendre en charge l’édition papier des différents volumes de la collection et Cairn offrant d’utiliser l’expérience acquise dans le numérique pour faire vivre les différents projets autour de la question[2].

Nous avons dans un premier temps développé un site web, véritable vitrine de la collection, qui est en ligne depuis un an et demi environ. Nous l’enrichissons progressivement de contenus nouveaux. C’est ainsi que pour chacun des ouvrages de la collection, le site propose des fiches, des extraits de textes, des présentations d’auteur et depuis le mois de juin des documents vidéo comme des interviews d’auteurs ou de critiques[3], réalisés pour la plupart par le journaliste Robert Neys. L’idée est de faire de ce site un espace à la fois de présentation des œuvres et de contextualisation dans leur environnement. Nous nous adressons bien sûr aux lecteurs, mais aussi aux enseignants et aux étudiants, dans la mesure où la collection a un objectif pédagogique certain.

Un deuxième aspect est l'édition d'une sélection de titres en format numérique. Les dix ouvrages ont été choisis par le comité éditorial dont la composition a été décidée par la Fédération Wallonie-Bruxelles[4] et qui est animé par Tanguy Habrand. Ils sont représentatifs de la variété des titres édités dans la collection : œuvres du fonds, nouveautés, œuvres patrimoniales et œuvres contemporaines. Ces ebooks sont bien la reprise à l’identique des ouvrages papier parus dans la collection, avec le maintien de tout l'appareil critique, parfois remis un peu jour.

Enfin, d'ici la fin de l'année, un service d’impression numérique à court tirage -et non d’impression à la demande au sens strict du terme- viendra compléter le dispositif. Aujourd’hui sur les 300 titres de la collection, environ 75 ne sont plus disponibles nulle part. Nous sommes actuellement en train de reproduire des fichiers numériques pour ces indisponibles. Ils seront imprimés en court tirage par l'imprimeur Ciaco à Louvain-la-Neuve et seront ensuite accessibles sur le site de Cairn. Les libraires pourront également les proposer à la vente en passant par notre intermédiaire. De cette manière, c’est bien l’ensemble des titres de la collection qui seront accessibles pour les lecteurs intéressés.

En ce qui concerne la dizaine de titres numériques désormais disponibles, quels ont été vos choix en termes de distribution et de politique tarifaire ?

La question s’est posée de savoir s’il fallait vendre en direct ou passer par un réseau de distribution. Nous avons fait le choix, en accord avec la Fédération Wallonie-Bruxelles, de ne pas faire de vente directe sur notre site mais d'impliquer les différents acteurs de la chaîne du livre dans le processus. Lorsque vous cliquez sur un titre, vous verrez ainsi que l’on vous propose de l’acquérir auprès de la plateforme de votre choix : librairies belges (Tropismes et Filigranes pour les librairies indépendantes, ainsi que Club et Press Line), librairies françaises[5] mais aussi Amazon, Apple, Fnac et Kobo.

Au niveau de la politique tarifaire, nous avons essayé de proposer deux tarifs: 5.99€ pour les ouvrages dont l’œuvre principale ressort du domaine public, en sachant que ce n’est pas le cas de l’appareil critique, et 6.99€ pour les ouvrages dont l’œuvre principale est protégée. Ce qui veut dire que le différentiel avec la version papier varie de 20 à 50%. Nous pensons qu'uniformiser les prix – même si chacun des acteurs peut toujours mettre en place sa propre politique tarifaire –, permet de placer l’internaute en situation de vrai choix. Bien évidemment, ceci s’est mis en place en accord avec les ayant-droits concernés et on nous a demandé, car cela n’avait pas été prévu auparavant, de signer des avenants au droit d’auteur pour les ayant-droits sur l’œuvre principale et les textes contenus dans l'appareil critique.

Est-ce que les fichiers vendus sont protégés ?

Les titres sont disponibles dans plusieurs formats (epubs, PDF et MOBI) et proposés sans DRM[6]. Nous avons opté pour la solution du tatouage numérique. L’ouvrage peut donc être prêté ou reproduit dans le cadre de la copie privée, mais nous espérons que dans le cadre d’une diffusion large sur Internet l'acquéreur y réfléchira à deux fois car chaque titre téléchargé sera marqué de son nom. Nous ne sommes pas dans une logique répressive, il s’agit bien plutôt de responsabiliser les lecteurs.

Pensez-vous que le numérique va permettre à la collection d’attirer de nouveaux lecteurs ? Avez-vous des objectifs en termes de vente ?

En ce qui concerne le site Internet, il est très clair qu’aujourd’hui une maison d’édition qui n'en dispose pas ou alors qui n’est pas présente sur les réseaux sociaux fait à moitié son travail. C’est désormais un passage obligé au même titre que d’être présent à la Foire du livre ou d'éditer un catalogue. Mais est-ce que cela apporte de nouveaux lecteurs ? À vrai dire je ne sais pas. Peut-être que simplement cela permet aux lecteurs qui de toute façon auraient acheté des œuvres de disposer d’un certain nombre d’éléments d’information, de contextualiser l’œuvre et de mieux apprécier sa contribution spécifique à l’époque à laquelle elle a été écrite, et aux enseignants qui font étudier l'ouvrage en classe, d’avoir davantage de matériel pour enrichir le travail pédagogique. Nous n’avons pas de chiffres ou de certitudes de ce côté-là.

S'agissant des ebooks, cela va dépendre aussi de la manière dont le marché du numérique va se développer dans les prochaines années. Pour le moment, vous connaissez les chiffres de vente, on voit que ce n’est pas là le réservoir de croissance immédiat pour Espace Nord. Par contre il est clair que si on se situe à l’horizon de cinq ans, les choses vont considérablement évoluer en la matière. Il faut être préparé aux évolutions à venir des pratiques de lecture[7].

Maintenant qu'une première étape est franchie, quels vont être, selon vous, les prochains défis numériques à relever pour la collection ?

Nous arrivons au terme de la convention qui nous lie à la Fédération Wallonie-Bruxelles. Un nouvel appel d’offre a été lancé, Les Impressions Nouvelles et Cairn y ont conjointement répondu. Si nous sommes désignés, nous voudrions non seulement poursuivre le travail d'édition numérique avec l’idée qu’à terme ce soit presque l’ensemble des ouvrages de la collection qui soient disponibles[8], mais également enrichir davantage le site web et proposer de nouveaux contenus en collaboration  avec la Sonuma, qui gère les archives de la RTBF, un fonds extrêmement important pour les auteurs.

La question est également de savoir s'il ne faudra pas faire évoluer la formule d’édition numérique d’Espace Nord. À l’heure actuelle, il s’agit d’une reprise à l’identique, homothétique. On peut se dire que dans le cadre de bibliothèques scolaires ou de l’enseignement, les utilisateurs, professeurs et élèves souhaiteraient voir mis à leur disposition non seulement l’œuvre, mais aussi tout un service avec d’autres fonctionnalités spécifiques au numérique : illustrations, hyperliens, renvois d’ouvrages à ouvrages, etc. Les potentialités sont infinies !

Propos recueillis par Morgane Batoz-Herges

Voir sur le même sujet cet article de Lettres Numériques, avec un entretien de Tanguy Habrand, coordinateur éditorial de la collection Espace Nord.



[1]Délires d'André Baillon, La Rose et le Rosier de Nelly Kristink, Un mâle de Camille Lemonnier, Nous deux/ Da Solode Nicole Malinconi, Histoire exécrable d'un héros brabançonde Jean Muno, Paix sur les champsde Marie Gevers, Faux passeports de Charles Plisnier, Mes villes de Guy Vaes et Le Souffleur inquiet de Jean-Marie Piemme et L’œil de la mouche d'André-Joseph Dubois (en cours de finition).

[2] Concrètement, le travail d’édition papier et l’accompagnement du travail d’appareil critique est l’œuvre des Impressions Nouvelles, de même que l’ensemble de la fabrication papier, le travail de promotion, les accords de distribution –le choix et le suivi des relations distributeurs en accord avec la Fédération Wallonie-Bruxelles- et le paiement des droits aux auteurs concernés. Cairn s'occupe du développement et de l’entretien du site web, du rapport avec les ayant-droits pour obtenir les droits numériques, de la fabrication des fichiers numériques et du service d’impression à la demande.

[3]Pour cette première série de vidéos, Robert Neys a rencontré les auteurs  Armel Job, Adolphe Nysenholc et André-Joseph Dubois. Christien Libens a pu lui parler d'Adamek et d'Alexis Curvers. Le site comporte désormais également deux extraits de textes lus par leurs auteurs : Karel Logist pour Dés d'enfance et Serge Delaive pour Café Europa.

[4] Le comité éditorial d'Espace Nord est composé de Paul Aron, Françoise Chatelain, Anouk Delcourt, Rony Demaeseneer, Laurent Demoulin, Caroline Lamarche, Christian Libens, Jean-Luc Outers, Pierre Piret et Rossano Rosi.

[5]  Le site renvoie vers Place des Libraires, partenaire d'epagine, qui regroupe 334 librairies.

[6] Les DRM (Digital Rights Management) ont pour objectif de contrôler l'utilisation qui est faite des œuvres numériques, en empêchant par exemple, dans le cas de l'ebook, la lecture dans une zone géographique donnée, sur un support spécifique ou surtout sa reproduction et diffusion. La question du recours aux DRM fait notamment débat car ce dispositif peut être contourné sans trop difficultés et revient cher aux éditeurs qui doivent verser par ouvrage plusieurs cents à Adobe, détenteur du logiciel. Surtout, il est un frein à l'interopérabilité des contenus et favorise d'une certaine manière l'enfermement des consommateurs dans des circuits de vente fermés, à l'instar d'Amazon ou d'Apple.

[7] Un autre enjeu est également l'intégration des titres numériques d'Espace Nord dans le projet de prêt numérique en bibliothèque actuellement à l'étude. Il semblerait en effet logique que la Fédération Wallonie-Bruxelles, détentrice des droits numériques sur les titres de la collection, fasse en sorte que ceux-ci  intègrent les fonds qui seront constitués par les bibliothèques.

[8] Il faut savoir que tous les ouvrages de la collection ne peuvent être édités sous forme numérique. En effet, l’œuvre a souvent fait l’objet d’une première édition, chez Gallimard ou aux Editions de Minuit par exemple. Dans un certain nombre de cas, cet éditeur original peut être toujours détenteur des droits numériques et avoir lui-même un projet en la matière et souhaiter garder l’exclusivité de la diffusion numérique. Il va donc s'agir de cas par cas.