Le 26 septembre prochain se tiendra une grande journée consacrée au lecteur numérique, coorganisée par le PILEn et le collectif kom.post dans le cadre de Mons2015. En amont de ce grand événement, Louis Wiart revient sur la figure du lecteur numérique, en s'appuyant du récent ouvrage de Françoise Paquienséguy et Mathilde Miguet, Le Lectorat numérique aujourdhui : pratiques et usage. En complément de cet article, retrouvez sur le site de notre partenaire éditorial Karoo une interview de Camille Louis, philosophe, dramaturge et membre du collectif kom.post.

Source de questionnements et de débats multiples, la figure du lecteur numérique suscite un intérêt sans cesse renouvelé. Très régulièrement paraissent des études, le plus souvent réalisées par des instituts de sondage à la demande d’organismes professionnels (sociétés d’auteurs, syndicats du livre, décideurs publics, etc.), qui fournissent des indications nombreuses sur les profils et les usages de ces lecteurs. Relayées par les médias et par les sites Internet spécialisés, leurs résultats ne sont pas sans déclencher de controverses lorsqu’ils sont présentés de façon sensationnaliste, avec une absence de recul critique et de mise en contexte. C’est ainsi que l’an dernier, l’information selon laquelle « 18 % des livres vendus en Belgique seraient des livres numériques », tirée d’un sondage Ipsos, a rapidement circulé et s’est retrouvée mise en avant un peu partout, provoquant en retour des réactions circonspectes, voire agacées.

Dans une synthèse de ces enquêtes, Françoise Paquienséguy, professeur à Sciences Po Lyon et œuvrant au sein de l’équipe de recherche Elico, soulignait récemment le contraste frappant qu’il y a entre, d’une part, « la faiblesse et l’immaturité du marché » du livre numérique, et d’autre part le nombre d’études sorties depuis quatre ans[1]. Ajoutant sa pierre à l’édifice, l’universitaire vient de publier Le lectorat numérique aujourd’hui : pratiques et usages, coécrit avec Mathilde Miguet, enseignante-chercheuse à l’université de Nantes. Ce livre, qui s’inscrit dans le programme de recherche « Usages d’e-book et pratiques d’écran » mené entre 2011 et 2013, initié à l’Université Paris 8 puis avec l’appui de la Région Rhône-Alpes, entend accorder une place significative à l’expérience des individus, tout en interrogeant à la fois les pratiques de lecture et l’usage des technologies. Les enseignements qu’il contient permettent de prendre la mesure d’un lectorat en mutation, dont les contours restent complexes à saisir.

Une enquête de terrain

L’étude produite par les deux chercheuses en sciences de l’information et de la communication s’appuie sur une enquête quantitative et qualitative effectuée sur la base d’un corpus de 50 personnes dont le profil, envisagé à partir des divers sondages réalisés par le passé, coïncidait avec celui du consommateur typique de livres numériques[2]. Dans un contexte où seulement 5% des Français de plus de 18 ans déclaraient avoir déjà lu un livre numérique, il semble que le recrutement ait été une étape périlleuse : les enquêteurs ont eu tendance à recruter des personnes qui leur correspondaient, c’est-à-dire venant du monde universitaire ou du secteur du livre et de la communication. Si cet élément introduit un biais évident, Françoise Paquienséguy et Mathilde Miguet soulignent cependant qu’il est à l’origine de la richesse des informations recueillies, car il s’agit de « lecteurs expérimentés, avertis et assidus », avec une bonne compréhension de leurs actions.

Après avoir répondu à un questionnaire préalable, les personnes interrogées ont été soumises à un entretien individuel en face à face, explorant les différentes dimensions de leurs pratiques de lecture et de leurs rapports au numérique. Compte tenu du biais de recrutement, de la taille réduite du corpus et des deux années écoulées depuis la clôture de l’enquête de terrain, les conclusions avancées sont à manipuler avec prudence, ce que les auteurs du livre s’efforcent de rappeler régulièrement durant leur démonstration.

S’équiper et lire en format numérique

À quels résultats cette étude aboutit-elle ? Quelles sont les principales lignes de force qui s’en dégagent ? En premier lieu, les caractéristiques du corpus tendent à confirmer un certain nombre d’« éléments validés par d’autres enquêtes sur la lecture numérique », à savoir que nous sommes en présence de grands lecteurs, surtout des femmes, urbaines, de catégorie socio-professionnelle supérieure, qui lisent tout à la fois sur papier et sur numérique. L’acquisition de l’appareil de lecture numérique prend parfois la forme d’un cadeau offert par l’entourage, mais le plus souvent il s’agit d’un choix personnel, effectué à partir de conseils délivrés par des proches ou de la lecture de forums de discussion et de médias spécialisés.

Par ailleurs, Françoise Paquienséguy et Mathilde Miguet observent que les dépenses consacrées à l’achat de livre numérique sont assez faibles, ce qui « s’explique par le prix jugé trop important du livre numérique en référence au prix auquel le livre est vendu sous format papier », la plupart des enquêtés estimant « que le prix devrait être inférieur au prix pratiqué en poche ». Dans la majorité des cas, les lecteurs optent pour le téléchargement définitif du livre numérique sur leur terminal de lecture, tandis que les autres solutions, comme le streaming et l’abonnement, restent très marginales ou cantonnées à la lecture de la presse. Si un premier groupe de lecteurs explique passer par l’offre proposée par la librairie en ligne directement reliée à leur appareil de lecture, un deuxième groupe, réceptif à la problématique de la librairie indépendante, « refuse délibérément ces monopoles et privilégie systématiquement les plus petits offreurs ». Parallèlement aux circuits d’acquisition marchands, les lecteurs ont tendance à télécharger gratuitement des livres tombés dans le domaine public, et le recours à l’offre illégale est récurrent chez certains d’entre eux.

Au niveau des modalités de lecture, les personnes interrogées semblent privilégier une lecture multi-supports. La liseuse est de loin l’appareil le plus utilisé, suivi dans des proportions à peu près équivalentes par la tablette, l’ordinateur et le smartphone. Surtout, Françoise Paquienséguy et Mathilde Miguet montrent à quel point l’utilisation de plusieurs supports n’est pas anodine, mais découle d’un choix réfléchi de la part des lecteurs. C’est ainsi qu’il est possible d’observer la mise en œuvre de véritables « stratégies de lecture », qui consistent à employer un support particulier en fonction du type de texte lu (documents, articles, romans, bandes dessinées, etc.) et des conditions dans lesquelles s’opère la lecture (chez soi, dans les transports, au travail, etc.). Dans l’arbitrage qui se produit entre le papier et le numérique, les arguments avancés en faveur du second support sont généralement la mobilité de l’objet, la capacité de stockage et la facilité d’accès aux livres. Cependant, le format papier est privilégié par les lecteurs lorsqu’« il correspond à des genres littéraires et des contextes de lecture qui ne permettent pas de tirer avantage des supports numériques et qui, au contraire, sont optimisés par le papier ». Du reste, les lecteurs interrogés sont très peu nombreux à lire exclusivement en format numérique, et leurs goûts littéraires demeurent fidèles à ceux du passé, à l’exception de deux tendances notables : la redécouverte des classique et la lecture de titres en version originale, plus facilement accessibles dans l’environnement numérique.

Des parcours de lecteurs           

L’apport le plus essentiel de cet ouvrage est sans doute à trouver dans le regard qu’il porte sur les parcours de lecteurs. L’adoption de la lecture numérique par les individus renvoie en effet à des trajectoires distinctes, que Françoise Paquienséguy et Mathilde Miguet résument avec la typologie suivante :

  • tout d’abord, on retrouve les « dogmatiques de la lecture », qui sont des grands lecteurs qui viennent du papier et qui se mettent à intégrer l’écran à leurs pratiques de lecture, afin de lire davantage et de façon encore plus variée ;
  • ensuite, il y a les « écraniques », qui ont des profils de technophiles etqui adoptent la lecture numérique à partir de leur maîtrise et de leur appétence pour la technologie ;
  • enfin, il existe des lecteurs « convertis », ayant reçu le terminal de lecture en cadeau et qui sont amenés à se l’approprier progressivement. Lorsque ces personnes se sont approprié les outils numériques, elles finissent par rejoindre le groupe des dogmatiques, avec lequel des caractéristiques communes sont partagées.

Au-delà de l’identification de ces trajectoires de lecteurs, qui montrent que la lecture numérique se situe dans une continuité d’expériences qui la précèdent et la structurent, les deux universitaires expliquent que beaucoup de personnes passent au numérique pour organiser leur pratique, « pour l’optimiser et lui donner une place plus grande encore » dans leur quotidien. En somme, le numérique semble apporter une réponse intéressante à une volonté de rationalisation de l’activité de lecture. De manière conjointe, d’autres lecteurs lisant exclusivement sous forme numérique adoptent des postures sans doute plus innovantes. Ils développent des compétences technologiques, maîtrisent les services et outils numériques, et sont engagés dans des pratiques d’échanges d’expériences de consommation sur Internet. Loin d’envisager le support numérique comme une solution supplémentaire dans leur équipement, ces lecteurs considèrent les e-books d’abord « comme des fichiers numériques, ou comme des digital contents » et se comportent « à propos de leurs lectures de la même façon que pour la musique qu’ils écoutent, que pour les films qu’ils téléchargent ou les thématiques qui les animent ». Pour saisir les innovations aujourd’hui en cours dans la lecture numérique, il conviendrait finalement d’examiner plus en profondeur ces lecteurs qualifiés de « novateurs » et potentiellement porteurs de pratiques différentes. Dans cette optique, l’étude de Françoise Paquienséguy et de Mathilde Miguet, rigoureusement menée, s’achève sur une série de recommandations destinées à encadrer la réalisation de travaux futurs.
 

Cet article vous est proposé dans le cadre d'un partenariat éditorial exclusif entre Karoo et le PILEn autour du livre numérique afin d’explorer de manière complémentaire ses défis et enjeux pour les professionnels et le grand public. Tous les mois, aux articles thématiques publiés sur le site futursdulivre.be répondront des entretiens d’experts publiés sur karoo.me.

 Titre : Le lectorat numérique aujourd’hui : pratiques et usages

Sous-titre : Résultats d’enquête 2011-2013

Auteurs : Françoise Paquienséguy et Mathilde Miguet,

Éditeur : Éditions des archives contemporaines

Parution : juin 2015

 

[1] « Usages et consommation d’ebook en France : comment aborder le sujet ? » (p.13-33), dans Le livre numérique au présent, Pratiques de lecture, de prescription et de médiation, sous la direction de Fabrice Pirolli, Éditions Universitaires de Dijon, 2015, p.13.

[2] Quatre critères sont pris en considération : avoir plus de 25 ans, être également lecteur papier, posséder un dispositif de lecture numérique depuis plus de 6 mois, être lecteur numérique.