Françoise Dury pour l’Association des Professionnels des Bibliothèques Francophones de Belgique (APBFD) et Guy Marchal pour la Fédération Interdiocésaine des Bibliothécaires et Bibliothèques Catholiques (FIBBC) inaugurent cette série d’entretiens consacrés aux attentes des professionnels vis-à-vis du futur contrat de filière. Quels enjeux et quelle prospective s’y dessinent pour leurs professions ?

Qu’attendez-vous d’un contrat de filière du livre pour vos membres dans les 5 prochaines années ?

Guy Marchal : Nous attendons du contrat de filière une pleine reconnaissance du rôle des bibliothèques dans la filière du livre : elles sont un partenaire incontournable et le plus proche du public. (Rappelons qu’après le cinéma, la bibliothèque est le deuxième lieu culturel le plus fréquenté).

Françoise Dury : Par rapport aux autres acteurs de la filière, j’attends une prise en compte réelle et à parts égales des bibliothèques et des bibliothécaires, c’est-à-dire que des clauses importantes dans ce contrat les concernent.

Il peut être également l’occasion d’une réflexion : les liens serrés que nous entretenons avec la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) empêchent parfois les relations avec la Région wallonne.

Guy Marchal : Cela dit, les bibliothèques publiques ont également des demandes spécifiques qui concernent les aspects pratiques du métier, comme les informations à recevoir pour bien travailler (je pense aux métadonnées). Il y a aussi leur refinancement : les bibliothèques publiques ont été sous-financées durant la dernière décennie et nous souhaiterions que l’on retrouve des montants qui permettent le maintien de l’activité.

Françoise Dury : J’ajoute à ce sujet que la grande majorité des bibliothèques se plaignent d’un sous-emploi chronique. Les bibliothèques ont besoin aujourd’hui de bibliothécaires plus nombreux mais aussi de nouveaux profils : animateurs, informaticiens, enseignants de Français Langue Étrangère (FLE), sociologues capables d’une réflexion, etc. Bibliothécaires supplémentaires et autres professions utiles sont peu recrutés par les Pouvoirs Organisateurs (PO) qui n’embauchent que si l’emploi est co-financé par la FWB, qui a fixé un cadre plus étriqué.


« La défense de l'emploi, mais aussi des budgets pour les équipements, sont deux priorités cruciales. »
Guy Marchal, administrateur pour la FIBBC


Quelles sont les 3 à 5 priorités sur lesquelles il faudrait mettre l’accent pour permettre aux bibliothèques de développer leur activité d’ici à 10 ans ?

Françoise Dury : En premier lieu, celle que nous avons déjà citée : l’emploi et le besoin de nouvelles compétences sont essentiels pour le développement des bibliothèques.

Modestement, nous souhaitons également le maintien de  ce qui existe, notamment le lien avec les librairies en termes de marché public via l’Association Momentanée des Librairies Indépendantes (AMLI). Il évite à l’ensemble des bibliothèques des tombereaux de paperasse et leur concède une remise raisonnable.

Guy Marchal : Oui, la défense de l’emploi, mais aussi des budgets pour les équipements, sont deux priorités cruciales. Si on considère le numérique et l’évolution de la société à cet égard, il faudrait que les bibliothèques soient équipées a minima d’un matériel qui leur permette d’offrir les services que les lecteurs sont en droit d’attendre.

Françoise Dury : Mais la grande priorité, qui concerne la FWB, les régions et tous les PO des bibliothèques, c’est la question de la gratuité du prêt en Belgique. La bibliothèque a pour vocation d’accueillir tout le monde, y compris les publics les plus fragilisés. Pour aller chercher ces publics, il faut créer des partenariats avec les associations qui les connaissent, et instaurer la gratuité, y compris du prêt. C’est d’ailleurs très cohérent dans le cadre du sous-emploi : arrêter de jouer au petit marchand libérerait du temps et de l’énergie. Il nous faudrait pour cela une pression légale et une volonté publique serrée, comme cela a été le cas en France où une loi vient de passer qui va dans ce sens. C’est une montagne d’un point de vue financier et psychologique, mais il faut tenter de la gravir ! (rires)

Comment, selon vous, s’assurer d’une filière du livre résiliente et innovante ?

Françoise Dury : Pour ce qui est de la résilience, en commençant par ses propres pratiques. Grâce au numérique, le prêt interbibliothèques se développe. Ce sont des camionnettes qui transportent ces livres, parfois d’un bout à l’autre du pays. C’est extrêmement coûteux, y compris au niveau de l’empreinte écologique. Dans le même ordre d’idée, on peut aussi évoquer les gros bibliobus qui sillonnent les provinces. Il y a une réflexion à mener sur la réduction des charrois.

Autre sérieux problème pour une filière qui souhaite s’inscrire dans la transition écologique : la question de la surproduction des éditeurs – le livre papier avale beaucoup d’arbres. Les bibliothèques ont tendance à vouloir satisfaire leurs usagers, mais beaucoup d’ouvrages ne passent pas le cap de deux ans entre les mains des lecteurs. Or, les bibliothèques publiques ont l’obligation de posséder des livres qui ont moins de dix ans, d’où un élagage obligatoire. Ces ouvrages se retrouvent en brocante, en Afrique ou… au pilon. Là aussi, une réflexion serait bienvenue.

Guy Marchal : Je reviens sur l’équipement informatique, qui permet le service à distance : possibilité de télécharger des ouvrages du domaine public, de répondre aux questions des usagers, etc. L’évolution sociétale de l’usage de ces outils demanderait un accompagnement renforcé des bibliothèques et des bibliothécaires. Une fois encore, il s’agit de l’emploi : il y a dans ce domaine à la fois un manque de temps de la part du personnel existant et un manque de personnel qualifié.


« Du point de vue économique, la campagne d’achats massifs a permis d’énormes découvertes, y compris de petites maisons d’édition locales dont nous ne connaissions même pas l’existence. » 
Françoise Dury, présidente de l'APBFB


Comment garantir la présence du livre sur tout le territoire ?

Guy Marchal : Par une meilleure communication des services qu’offrent les bibliothèques, dont il faut dépoussiérer l’image. En multipliant les événements hors les murs, qui permettent de se déplacer vers des populations empêchées. En développant des relations avec l’enseignement : les bibliothécaires sont d’excellents médiateurs du livre, qui peuvent aussi initier à l’utilisation de la bibliothèque. En coorganisant des événements avec les associations ou les responsables culturels locaux. Il y a beaucoup de propositions et il ne faut pas hésiter à sortir des rails, à ouvrir un espace de jeux vidéo, à proposer la prise en main de logiciels, à créer un espace intergénérationnel.

Françoise Dury : Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la lecture publique se développe encore. La province de Namur a aidé à l’apparition de « Points lecture » dans des lieux qui n’avaient pas de bibliothèque attitrée. En plus du prêt de livre, il y a un versant numérique : ce sont des mini-bibliothèques non reconnues !

Comment pérenniser et soutenir l’emploi et la formation dans votre secteur ?

Françoise Dury :  Je vais évoquer la formation, car on constate que le recrutement devient difficile. Je reprends cette idée de Guy : il y a un travail de communication à faire pour montrer que le métier de bibliothécaire, c’est autre chose que mettre des livres dans les rayonnages.

Au sujet de la formation de base, un recul critique est aujourd’hui nécessaire : être capable de réfléchir à son métier, à ses enjeux, sa transformation, afin de fournir des plans de développement à 5 ans et leur évaluation. Cela paraît difficile et si c’est le cas, c’est que la formation de base manque à ce niveau. Je jette un pavé dans la mare (rires) : certaines bibliothèques font le pari de choisir un responsable qui n’a pas de compétences techniques en tant que bibliothécaire, mais qui peut répondre à cette exigence.

Guy Marchal : J’évoquerais la formation continuée : il serait bien qu’il y ait adéquation entre l’offre et les besoins des bibliothécaires, qui sont essentiellement pratiques et techniques.  Le nombre d’heures offertes n’est pas suffisant non plus.

Pour ce qui est de l’emploi, le réseau liégeois s’est développé, mais le nombre de bibliothécaires demeure trop peu élevé. Et contrairement à ce que nous avions espéré, le nombre global d’emplois n’augmentera pas à la faveur du nouveau Plan de développement de la lecture. Une resensibilisation des pouvoirs publics à cet égard semble nécessaire.


« Plus les budgets livre sont bien étudiés, plus c’est porteur pour tous les acteurs de la chaine. »
Françoise Dury, présidente de l'APBFB


Comment penser et mettre en place une filière du livre durable ?

Guy Marchal :  Au sujet de la transition écologique, les bibliothèques développent de plus en plus d’activités sur des thématiques où elles peuvent fournir de l’information et accompagner une réflexion citoyenne : c’est le cas des bibliothèques vertes, par exemple, qui soutiennent des initiatives durables et proposent des projets concrets. La FIBBC a publié à cet égard une enquête/réflexion sur les grainothèques.  

Rappelons que la bibliothèque a l’avantage d’être présente sur l’ensemble des territoires : elle peut nouer et développer des partenariats avec les associations locales. Cependant, pour ce faire un soutien de tous les acteurs : commune, région et fédération est indispensable.

Françoise Dury : Les bibliothèques commencent aussi à intégrer les objectifs de développement durable préconisés par l’ONU à l’horizon 2030. De notre côté, l’APBFD travaille à l’édition d’une brochure où chaque objectif est illustré par l’action d’une bibliothèque.

Quel apport de la filière du livre au rayonnement et à l’économie territoriale ?

Françoise Dury : S’il fallait encore donner un argument en sa faveur : l’emploi en bibliothèque se trouve réparti sur tout le territoire, y compris dans des régions reculées.

Du point de vue économique, la campagne d’achats massifs a permis d’énormes découvertes, y compris de petites maisons d’édition locales dont nous ne connaissions même pas l’existence. Et nos libraires étaient ravis, car ils pouvaient compter sur ces montants. Là, il nous faut remercier les pouvoirs publics qui accordent des subventions pour soutenir la chaîne économique du livre. Insistons : plus les budgets livre sont bien étudiés, plus c’est porteur pour tous les acteurs de la chaine. Pour aller plus loin, nous pourrions d’ailleurs réfléchir dès aujourd’hui à la chaine de seconde main : cette pratique d’achat se répand, comment allons-nous intégrer cette nouvelle réalité ?

Guy Marchal : Je renforce le message (rires) : sans les achats des bibliothèques, certaines librairies ne tiendraient pas le coup. Je voudrais également pourfendre ici une idée reçue : les personnes qui fréquentent les librairies sont également des acheteurs de livres. En ce qui concerne le rayonnement, je le ferais partir des auteurs et des éditeurs belges : les mettre en valeur, les visibiliser sur leurs – et sur les – territoires, comme le fait déjà le PILEn avec l’opération Lisez-vous le belge est économiquement porteur pour l’ensemble de la chaine du livre.


Propos recueillis par Anita Van Belle