Directeur de l’Association des Éditeurs Belges (ADEB), Benoît Dubois attend du futur contrat de filière qu’il reconnaisse le rôle économique de ce secteur, tandis que ses acteurs travaillent de leur côté à une meilleure connaissance de leurs contraintes mutuelles.

Qu’attendez-vous d’un contrat de filière du livre pour vos membres dans les 5 prochaines années, en tenant compte de la manière dont la crise du COVID les a impactés ?

Benoît Dubois : La toute première chose, c’est d’être reconnus comme acteurs économiques, comme une industrie en tant que telle, et pas uniquement comme acteurs culturels. 

Le livre est inclus depuis 1970 dans le pacte culturel qui ne reconnaît que la création. Plus précisément donc les auteurs de fiction, poésie, livres jeunesse et BD. Pourtant, ces auteurs ont besoin d’éditeurs. Et puis, il existe aussi des créations scolaires, juridiques, pratiques, touristiques, de sciences humaines qui représentent la grande majorité des livres publiés en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Mais ces genres éditoriaux ne bénéficient pas des mêmes soutiens alors qu’ils participent pleinement au rayonnement de la Communauté française et des régions. J’attends donc du contrat de filière de nous permettre d’accéder à d’autres niveaux de pouvoir, à d’autres compétences que celles de la FWB.

J’en attends aussi le renforcement des budgets d’aide et de soutien. Rappelons que la filière du livre représente, en terme de valeur ajoutée, le premier secteur parmi les biens culturels et parmi les Industries Culturelles et Créatives. Or, c’est le secteur le moins soutenu par la FWB. Plus marquant encore : lors de l’exercice de revalorisation des secteurs culturels entre 2016 et 2020, il a encore reçu moins que la moyenne.

Probablement parce qu’y entre la notion de commerce, mal vue dans le monde de la culture.

Pour ce qui est de l’impact du COVID sur notre métier, nous avons relevé des phénomènes d’ordre économique et sociologique très intéressants entre mars et décembre 2020, avec des prolongements en 2021.

D’un point de vue éditorial, les livres destinés aux jeunes (bande dessinée, livres jeunesse et parascolaire) ont connu une croissance constante. Au niveau de la bande dessinée, elle est même exponentielle grâce au manga qui se vend aujourd’hui trois fois plus qu’en 2019.  Nous avons donc une jeunesse qui lit de droite à gauche et qui reproduit sur le livre l’attachement du public aux séries. En FWB, le secteur BD a détrôné la littérature. Voilà des phénomènes qu’un contrat de filière pourrait analyser et décortiquer.

Autre impact du COVID : la révolution au niveau des points de vente du livre. À partir de la fin du confinement, nous avons constaté la désaffection des points de vente liés au lieu de travail ; ces librairies situées dans des quartiers de bureau ont perdu de 20 à 25% de leur chiffre d’affaires. Par contre, nous avons constaté une certaine croissance des ventes dans les librairies de petites villes de province : la clientèle s’est déplacée. Le contrat de filière pourrait pousser l’exercice un peu plus loin en donnant une meilleure place aux librairies de proximité.

Remarquons que si nous voulons donner à nos auteurs la possibilité d’être édités de manière proche, il nous faut aussi soutenir les éditeurs de proximité, ce qui impliquerait que les libraires acceptent que les maisons d’édition belges aient une place aux côtés des productions de leurs consœurs françaises. Et que les bibliothèques belges les promeuvent auprès de leurs visiteurs. 

Tout ceci mériterait une adaptation du contrat de filière au niveau local, provincial, régional. Ou la possibilité de mettre en place des contrats de filière de métropoles ou d’hinterland, en considérant le développement de pôles à Charleroi, Mons, Wavre-Louvain-la-Neuve, Liège, etc.

Quelles sont les 3 à 5 priorités sur lesquelles il faudrait mettre l’accent pour permettre à vos membres de développer leur activité d’ici à 10 ans ?

Benoît Dubois : La priorité impérative, parce qu’elle est la base de tout, c’est l’établissement d’une base de données du livre belge de langue française.

Attention, nous pensons ici très largement : il faudrait que cette base puisse aussi bien remplir des fonctions commerciales que des missions de recherche ou de fixation patrimoniale. L’atout primordial de pareille base de données : nous permettre de prendre notre indépendance vis-à-vis des systèmes français, peu actualisés en ce qui concerne notre réalité. Rappelons que, pour la France, Marabout est toujours situé en bord de Vesdre.

La seconde priorité doit assurer aux éditeurs des circuits de vente à leur portée et ceci de différentes manières.

Il y a la poursuite de l’aide aux salons du livre et foires régionales.

Mais aussi le développement d’un système aidant les petites maisons d’édition à être distribuées dans les circuits de vente traditionnels. Et dans ce cadre, nous devrions continuer à aider les librairies indépendantes à s’informatiser et à se professionnaliser pour qu’elles cessent de perdre du terrain par rapport aux plateformes en ligne.

Au niveau des bibliothèques publiques, le rêve s’étend sur deux axes : faire en sorte que les bibliothèques publiques découvrent la richesse de la production éditoriale belge et la promeuve auprès de leurs publics.

 


« J’amorce ici l’un des objectifs majeurs du contrat de filière selon moi : interconnecter tous les acteurs. Le contrat est une occasion unique de forcer le secteur à développer une vue large et profonde de la filière.  »
Benoît Dubois, Directeur de l’Association des Éditeurs Belges (ADEB)


 

Comment, selon vous, s’assurer d’une filière du livre résiliente et innovante ?

Benoît Dubois : La résilience viendra de la capacité à être unis. C’est une question complexe parce que les acteurs de notre secteur sont très émiettés. Au niveau des éditeurs, nous notons un grand nombre de naissances et de disparitions chaque année. D’où la nécessité de mieux rassembler les acteurs et de leur offrir des débouchés économiques plus sûrs.

En matière de résilience, nous pouvons tirer une leçon positive de la crise du COVID : malgré les problèmes de trésorerie apparus dès la fin de l’année 2020 et, plus encore, tout au long de l’année 2021, nous n’avons eu à déplorer aucune faillite d’éditeur. Le tissu éditorial de la FWB est constitué majoritairement de toutes petites maisons naturellement plus résilientes que les grandes structures.

En ce qui concerne l’innovation, je dirais que nous devrions nous concentrer sur une innovation raisonnable. C’est l’une des fonctions du PILEn d’attirer l’attention des acteurs sur les évolutions du secteur, mais parfois l’évolution ne va pas dans le sens attendu : le livre numérique, par exemple, n’affiche pas les chiffres importants qu’on lui promettait. Le contrat de filière devrait permettre à la coalition d’acteurs de mettre en place des plans à 5 ans, un délai raisonnable, mais aussi d’analyser les évolutions et d’adapter les politiques en fonction. 

Comment garantir la présence du livre sur tout le territoire ?

Benoît Dubois : Sa présence peut être accrue en s’appuyant sur les deux réseaux au maillage le plus fin : d’une part les librairies et points presse, d’autre part les bibliothèques généralistes et spécialisées.

Le contrat de filière devrait permettre de développer une politique cohérente et forte qui s’appuierait sur ces deux piliers. 

Mais réduire la filière du livre au niveau territorial n’est pas suffisant, car d’autres questions la traversent. D’un point de vue économique, par exemple, il y a cette tendance lourde de croissance des produits bon marché (manga et livres de poche) : cette évolution économique aura des conséquences sur la création et sur l’accès au livre. C’est donc un phénomène global qui impactera le secteur du livre tout entier, qui le forcera à revoir ses fondamentaux, y compris en FWB. Un éditeur peut élargir son activité… mais l’auteur, lui, pourrait pâtir de ce rétrécissement d’activité.

 


« Là aussi, le contrat de filière permettrait d’envisager ces questions de manière plus transversale et construite – et probablement plus aisément finançable.»
Benoît Dubois, Directeur de l’Association des Éditeurs Belges (ADEB)


 

Comment pérenniser et soutenir l’emploi et la formation dans votre secteur ?

Benoît Dubois : Je me réfère régulièrement aux recherches de John Forbes Nash. Ce Prix Nobel d’économie a prouvé qu’un système où les parties décident de collaborer permet à chacune des parties de gagner en efficacité, contrairement à ce qui se passe lorsque la concurrence est effrénée. Mais pour cela, chaque partie doit comprendre les besoins des autres, en termes de besoins clients/besoins fournisseurs. Le PILEn et l’ADEB essaient de créer des ponts, entre autres par le biais de formations ouvertes à l’interprofession qu’il faudrait maintenant multiplier et structurer.

Comment penser et organiser une filière du livre durable ?

Benoît Dubois : Le scandale écologique de la chaine du livre, c’est le pilonnage. Près de 30% des livres produits sont détruits. Ce chiffre a considérablement augmenté ces dernières années sans qu’il soit possible d’incriminer un unique responsable dans la filière : c’est le système global qu’il faudrait oser repenser.

Pourtant, au niveau de leur production, les éditeurs sont écoresponsables dans leurs choix de papiers et encres. Plus malicieusement, je dirais que nous représentons aussi un puits de carbone, car de nombreux livres restent présents de longues années en bibliothèque ou chez les particuliers.

Si je me place au niveau des fédérations interprofessionnelles, il va falloir réfléchir ensemble. Car toutes les subventions publiques qui proviennent de l’Union européenne comportent des clauses d’écoresponsabilité très pointues. À nous de préparer nos acteurs à gérer ces changements dans leur activité.

Quel apport de la filière du livre au rayonnement et à l’économie territoriale ?

Benoît Dubois : Cela passera par des maillages plus fins, c’est-à-dire par le développement de réseaux de vente locaux : librairies, points presse, salons, foires… qui seraient l’occasion idéale de promouvoir les acteurs locaux. À ce niveau, le secteur pourrait se montrer promoteur économique local. Et promoteur régional aussi en se mettant au diapason du développement touristique. Et promoteur culturel en mettant en avant nos créateurs d’aujourd’hui et d’hier.

 


Propos recueillis par Anita Van Belle