Thierry Horguelin assure la coordination de l’association Les éditeurs singuliers depuis sept ans. Ce regroupement de cinquante-cinq éditeurs de taille petite et moyenne s’est fixé des buts pragmatiques de soutien à la promotion et à la diffusion – l’éternel maillon faible de la chaîne du livre –, notamment par leur représentation collective dans les salons et marchés du livre. Le contrat de filière pourrait clarifier et aider à la transversalité des mécanismes d’aide, à condition que ces outils perdurent.

Qu’attendez-vous d’un contrat de filière du livre pour vos membres dans les 5 prochaines années, en tenant compte de la manière dont la crise du Covid les a affectés ?

Thierry Horguelin : Des mesures utiles et concrètes qui ne soient pas forcément spectaculaires. Il faut souhaiter que le contrat de filière n’aboutisse pas à la construction d’une usine à gaz mais au contraire à une plus grande clarté dans le dispositif des aides au secteur, une plus grande rapidité dans l’examen des dossiers, une meilleure coordination entre les différents niveaux de pouvoir impliqués. Il y a trois ans, lors de la présentation du Fonds flamand des lettres à la Foire du livre, dans le cadre du Flirt flamand, j’avais été frappé de constater combien ce dispositif d’aides est porté par une vision globale du secteur (auteurs, éditeurs, librairies, bibliothèques) et organisé en pratique pour faciliter les passerelles entre les différents opérateurs. Il y a là, me semble-t-il, un exemple de transversalité à suivre. 

Il faut souhaiter aussi une plus grande continuité des actions. Tout le monde loue le dynamisme des Québécois. Mais, par exemple, la campagne « Le 12 août, j’achète un livre québécois » existe depuis cinq ans, sauf erreur, et c’est le temps qu’il a fallu pour qu’elle devienne un succès symbolique, médiatique et commercial. Ici, la campagne « Lisez-vous le belge ? » a connu deux éditions, la deuxième plus réussie que la première parce qu’elle a pu être préparée plus en amont. Il y aura toujours des choses à améliorer mais, à cette date, on ignore si une troisième campagne aura lieu en 2022. Or, ce type d’opération n’a de sens que si elle se construit dans la durée. 

La crise sanitaire – qui n’en finit pas de finir – aura des effets durables. Plusieurs salons du livre repensent leur formule en s’orientant vers une programmation de type festival, qui est à l’avantage des auteurs et des grandes maisons d’édition, moins de l’édition dite indépendante. On ne reviendra sans doute pas en arrière. Parallèlement, depuis la première période de confinement, les éditeurs ont, par la force des choses, déplacé davantage encore leur communication vers internet et les réseaux sociaux. Le PILEn propose depuis ses débuts des formations sur ces sujets ; il y a peut-être un soutien spécifique à imaginer pour une communication en ligne vraiment professionnelle. 

Quelles sont les 3 à 5 priorités sur lesquelles il faudrait mettre l’accent pour permettre à vos membres de développer leur activité d’ici à 10 ans ?

Thierry Horguelin : Deux priorités qui n’ont rien de nouveau et sur lesquelles se rejoignent les préoccupations des éditeurs et celles des libraires.

En premier lieu, le problème fondamental de la diffusion-distribution des éditeurs en Fédération Wallonie-Bruxelles, soit l’absence d’un ou deux distributeurs dont le modèle économique et les services seraient adaptés à des éditeurs de taille petite ou moyenne. De nombreux éditeurs travaillent en autodistribution par pis-aller plutôt que par choix et peinent à se faire identifier par les libraires. Weyrich, Esperluète et la Maison de la poésie d’Amay sont de mieux en mieux identifiés comme diffuseurs et/ou distributeurs mais ils sont avant tout éditeurs. Leurs ressources humaines et financières ne leur permettent pas de donner de l’expansion à ce service et chacun se limite, de manière sensée, à la distribution de quelques maisons d’édition. Par ailleurs, le secteur de la distribution traverse une phase de perturbation – notamment depuis le retrait d’Interforum à la suite de la suppression de la tabelle. Nul ne peut prédire comment les choses vont se réorganiser mais il y aurait une opportunité à saisir pour encourager la création d’une structure de distribution ou soutenir des structures déjà existantes.

En second lieu, le tarif prohibitif des frais de port en Belgique. Il peut arriver que l’expédition d’un livre coûte presque aussi cher que le prix de vente du livre lui-même. Nous vivons une situation absurde où il en coûte moins cher d’expédier un livre en Belgique depuis la France que de Belgique à Belgique ; ce qui conduit certains éditeurs à faire des trajets jusqu’à la frontière française pour expédier leurs livres en Belgique depuis un bureau de poste français. Pour rester compétitif vis-à-vis des plateformes de ventes en ligne, un éditeur pratiquant la vente par correspondance n’a pas d’autre choix que d’absorber une partie des frais de port, ce qui rogne d’autant sa marge. De même, un libraire hésitera à réassortir un titre de faible diffusion si les frais de port sont aussi élevés que sa remise. Il faudrait réinstaurer un tarif préférentiel pour l’expédition de livres – qui a existé mais n’est plus appliqué. Mais la poste étant une compétence fédérale et bepost une structure semi-privatisée, ce problème bien connu est une patate chaude dont la résolution est toujours remise à plus tard. 

Comment garantir la présence du livre sur tout le territoire ?

Thierry Horguelin : La couverture du territoire de la FWB par le réseau des bibliothèques publiques est plutôt exemplaire. La répartition des librairies est forcément plus inégale. C’est de ce côté que l’effort pourrait porter, en ne négligeant pas les points presse (si beaucoup se contentent d’un rayon de bestsellers, certains font preuve d’une curiosité et d’un dynamisme réels qui ne demandent qu’à être encouragés). La présence du livre, ce pourrait être aussi des distributeurs de textes ou de minilivres dans les gares (il en existe déjà), des boutiques éphémères dans les marchés de fin d’année. Le contact direct avec le public reste fondamental, on le voit bien dans les salons qui ne sont pas seulement des lieux de transaction marchande mais des lieux de rencontres et d’échanges. Il y a une complémentarité avec la librairie, le public y cherche autre chose : à la Foire du livre, on vend davantage de poésie de que de romans, par exemple. Il faudrait renforcer l’offre des salons régionaux, tantôt sur le modèle de Mons, tantôt sur celui des Fugueurs du livre (Liège).

Comment pérenniser et soutenir l’emploi et la formation dans votre secteur ?

Thierry Horguelin : L’objectif de formation me paraît déjà atteint par les formations professionnelles proposées d’une part par le PILEn et d’autre part en partenariat par l’ADEB et Les éditeurs singuliers. Ces formations gagnent toujours à être concrètes et fondées sur l’échange de bonnes pratiques. Je n’ai pas de réponse toute faite quant à l’emploi, si ce n’est que, à ma connaissance, les aides à l’édition au Canada couvrent non seulement les frais de fonctionnement mais aussi le soutien à l’emploi, ce qui sauf erreur n’est pas le cas ici. C’est une piste à creuser. Il existe un fossé en FWB entre les quelques maisons qui emploient des salariés et une constellation d’autres qui concourent à la richesse du paysage éditorial mais n’existent que parce qu’elles reposent sur un bénévolat passionné. Ces maisons sont à l’équilibre financier mais leurs maîtres d’œuvre ne se rémunèrent pas. 

Comment penser et organiser une filière du livre durable ?

Thierry Horguelin : Les éditeurs sont de plus en plus attentifs à la question de l’écoresponsabilité. Il faut en dire autant des imprimeurs qu’on a trop tendance à négliger ou à considérer comme des sous-traitants alors que ce sont de vrais partenaires de travail qu’un éditeur aura toujours avantage à associer le plus en amont possible dans la conception d’un projet éditorial. Les éditeurs que nous représentons ne pratiquent pas de gros tirages, sont rétifs au pilon et beaucoup profitent des progrès de l’impression numérique – qui a notablement gagné en qualité ces vingt dernières années – pour travailler à flux tendu en procédant par petits retirages en fonction des besoins, ce qui diminue en outre les frais de stockage. Il paraît difficile d’accuser de surproduction un éditeur de poésie publiant quatre titres par année tirés à trois cents exemplaires. Au-delà de la question de l’encre et du papier, la réflexion devrait porter sur le surstockage, les mises en place excessives entraînant des gros taux de retour, la mutualisation du transport – ce qui nous ramène à la distribution.

Quel apport de la filière du livre au rayonnement et à l’économie territoriale ?

Thierry Horguelin : Cet apport existe même s’il est souterrain et sans doute pas assez valorisé. L’implantation des maisons d’édition en FWB est beaucoup moins centralisée qu’en France. Par ailleurs, un éditeur belge est amené spontanément à travailler sur deux échelles complémentaires, c’est-à-dire développer l’export en visant prioritairement le marché francophone (parce que le marché belge est trop étroit), sans négliger l’ancrage local. Des maisons comme les éditions du Basson (Charleroi) ou Murmure des soirs (Liège) publient ainsi à la fois des ouvrages d’intérêt régional, réservés à leur marché local, et de la fiction littéraire ou policière pouvant potentiellement intéresser tout lecteur francophone. 

On ne met pas assez en avant l’ouverture internationale de nos maisons d’édition, et leur pouvoir d’attraction, même ou surtout lorsqu’elles occupent des positions de niche. Les éditeurs belges ne publient pas que des auteurs belges. Les éditeurs d’art s’intéressent à la création contemporaine internationale et publient fréquemment des éditions bilingues ou multilingues. Des maisons comme Kantoken et M.E.O. ont publié en traduction des auteurs importants d’Europe centrale, Maelström publie les grandes voix du spoken word américain… Parce qu’elle occupe un secteur de niche – l’édition de nouvelles, peu prisée des éditeurs français –, une maison comme Quadrature attire des auteurs français ou québécois.


Propos recueillis par Anita Van Belle