Colette Nys-Mazure (e.a. Le jour coude-à-coude, poèmes avec les illustrations de Camille Nicolle chez Esperluète et Belgiques, recueil de nouvelles dans la collection du même nom chez Ker Éditions), Pascal Lemaître (qui co-signe récemment Tetti, la sauterelle de Vincent avec Caroline Lamarche ou Tout le monde a peur avec Rascal, deux albums chez Pastel/École des Loisirs) et Karel Logist (Un cœur lent : poèmes chez Tétras-Lyre avec des photos de Serge Delaive, Soixante-neuf selfies flous dans un miroir fêlé dans la collection If à L’Arbre à parole) ont une bibliographie conséquente. Le fil rouge tissé entre eux est à chercher, dans leurs propositions, du côté d’un attachement intime à l’histoire littéraire de la Belgique et d’un folklore vivace – entre Gille de Binche transfiguré et émerveillement pour Charles De Coster.  

 

Comment vous sont venues les idées pour ce travail de commande ?

Colette Nys-Mazure : Cela s'est imposé tout de suite parce que la littérature française de Belgique me tient à cœur depuis toujours et que Charles de Coster est un de mes auteurs clés. Je n’avais pas à me poser de question. La question était posée par vous et j’ai dit oui tout de suite ! J'ai toujours aimé aimer les textes belges et j'ai eu la chance d’avoir comme professeur de philologie romane Joseph Hanse. Il donnait un  excellent cours de littérature française de Belgique : j'ai lu, je crois, une trentaine d'œuvres belges dans ce cadre. Plus on fréquente, plus on aime !  

Karel Logist : Cette commande m’a fait réfléchir à ma biographie de lecteur. J’ai voulu interroger mon parcours biographique et j’ai cherché à voir à quels moments, de mon enfance, de mon adolescence, de ma scolarité puis de ma vie adulte, j'ai pris conscience qu’il y avait une littérature française et à l'intérieur de cette littérature française, une littérature française de Belgique. C'est en même temps le récit de rencontres et parfois d’amitiés littéraires. Quand on entre dans le petit milieu des lettres belges, on en vient à rencontrer d’autres auteurs, souvent dans des salons du livre. Et, par politesse puis par curiosité, on en vient à lire leurs romans ou leurs poèmes et à écouter leurs conseils de lectures. Et, de fil en aiguille, notre extraodinaire paysage littéraire s’est dévoilé à moi.

Pascal, comment a-t-elle surgi, cette figure du Gille-livre ou du livre-Gille?

Pascal Lemaître : Il s’agissait d’une commande, de poser une image sur la lecture.  J’ai décidé de faire une image simple qui tienne d'elle-même, sans qu'on puisse recadrer et rejouer avec, puisque c'est ma responsabilité au niveau du contenu et de l'équilibre de créer ça. Ma première question, c'est qu'est-ce que la littérature ? La littérature, ce n'est pas se mettre au coin du feu avec son chat et lire un livre, pour moi. C'est quelque chose de puissant, d’incandescent. Il y avait aussi cette idée du « faire », évidemment, puisqu'il y a  toutes ces déclinaisons, de la littérature enfantine, de la littérature adulte, de la poésie. C'est un passage de relais, une façon de communiquer des savoirs. Et donc, j'ai représenté ce livre comme Janus qui est dans le temps présent, et regarde le futur et le passé en même temps - c’est le Dieu du passage !  Et pour la Belgique, j’ai pensé à ce folklore du Gille qui nous rattache à la terre, qui nous rattache au rituel. Et ses sabots sont en feu parce que lire, ça n’est pas quelque chose d’insipide. Il y a une espèce de danger ou de bousculement.

Ce que vous avez dit tout à l’heure, Colette, est important : on vous a donné le goût de cette littérature française de Belgique à l’école. Pascal, Karel, identifiez-vous aussi des personnes-clés dans vos parcours, qui vous auraient incité à la création ou à la découverte ?

Karel Logist : Pour moi, l'enseignement en « humanités » était encore très centré sur la littérature française de France, voire même de Paris. Une rencontre importante fut le Panorama de la littérature française de Belgique de Liliane Wouters paru en 1976 aux Éperonniers. C'est dans ce livre que j'ai découvert qu’il était possible d'être poète francophone en Belgique. Jusque-là, les figures que j'avais à l'esprit quand on nous parlait de poésie, c'était Cocteau, Aragon ou Baudelaire. Plus proche de nous, c'était Vian ou Raymond Queneau. On nous parlait quand même un peu de Michaux ou de Norge. Mais ce foisonnement de noms inconnus, ce travail encyclopédique que Liliane Wouters a réalisé, ça m'a vraiment estomaqué. Cette anthologie est restée pour moi pendant des années un véritable livre de chevet.

Colette Nys-Mazure : Son anthologie Ça rime et ça rame, dans la collection Espace Nord, je l'ai lue, relue ;  j'ai découvert des poètes que je ne connaissais pas, comme Robert Vivier. À Tournai, existe une tradition poétique  importante et donc on lisait Henri Liebrecht, Geeraert, Gevers, etc. À 16 ans, j'ai participé au concours organisé par l'Académie royale de Belgique; Jean-Claude Pirotte et moi, nous y avons reçu le prix des mains de Suzanne Lilar et de Marie Gevers, ce qui a aussi attiré mon attention sur ces écrivaines-là – j’ai d’ailleurs réalisé un essai sur Lilar. Très vite, tous les auteurs transmis par mes profs de secondaire et Jospeh Hance à Louvain m’ont inculqué l’intime conviction que nous n’avions rien à envier à la littérature française ! Après, comme j’ai fait une recherche de doctorat sur les romans écrits par des femmes, j'ai fréquenté Dominique Rolin, j’ai travaillé sur l'œuvre de Madeleine Bourdouxhe, Françoise Mallet-Joris, Françoise Lison-Leroy et tellement d’autres. Pour le moment, je suis en train de lire le dernier livre d'Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux, que je trouve magnifique. Ce qui compte pour moi, c’est aussi de propager ces œuvres à l'extérieur. J'ai eu l'occasion de donner des conférences et des lectures sur la littérature française de Belgique, aux Etats-Unis, en Suède, en Sicile, etc. C'est vraiment plus fort que moi : faut que j’en parle, que je sois contagieuse !

Du côté de l'illustration ou de la bande dessinée, Pascal, y a-t-il eu un moment où vous avez pris conscience de la richesse du paysage ?  Avez-vous été marqué par des auteurs en particulier ?

Pascal Lemaître : Comme gamin,  la richesse du panorama, pour moi, on ne parle pas de littérature, c’était l'effervescence de raconteurs d'histoires comme Franquin, Peyo, ces dessinateurs qui ont fait l'âge d'or de la BD. C’est mon premier rapport à narration. J’aime bien la façon dont Karel en parle, le fait que “lire du belge, c'est un parcours du combattant”. J'ai été très marqué, touché par Baudelaire et Rimbaud quand j'étais ado. Et ça, je le dois vraiment à ma prof de français, Brigitte Stenier . J'adorais son cours et ça m'a vraiment ouvert à la littérature. À la Cambre, on a eu un cours donné par André Balthazar, qui nous parlait de littérature française mais qui a aussi abordé la littérature belge. Dans la foulée, je me suis intéressé au Daily-Bul puis j’ai pris de la distance. Et maintenant, dernièrement, cette affection m’est revenue puisque je travaille avec mes étudiants autour de textes de gens comme Achille Chavée.  C'est vrai que ce n'est pas évident d'être avec notre bagage d'histoire de la littérature belge puisque c'est la française qui, dans l’enseignement nous est délivrée.

Colette Nys-Mazure : Je rebondis sur ce que vient de dire Pascal parce que j’aime beaucoup Chavée aussi et son aphorisme “Je suis un vieux Peau-Rouge qui ne marchera jamais dans une file indienne”. Il y a dans cette  image ces tribus résistantes extraordinaires et simultanément, cette solitude, cette originalité. Je trouve que ça définit bien la littérature française de Belgique.

Pascal Lemaître : À la Cambre, nous avons beaucoup d’étudiants français. J'ai voulu leur parler de notre identité qui passe par la langue - nous ne parlons pas le même français. J'ai beaucoup plus d'affection pour les différents surréalismes belges que pour le prétentieux surréalisme de Breton. On a commencé à travailler sur Chavée parce que j'ai eu un coup de foudre pour son poème Être bon. Au-delà d’un livre que j’ai illustré, j’ai eu envie de faire un boulot d’une année autour des textes de Chavée, avec des étudiants de bachelor et de master. J'avais une énorme crainte qu'on me dise  que c’était un peu ringard ou passé… mais en fait, tous les étudiants ont trouvé « leur » Chavée. Certains se sont intéressés plus au côté militant ouvrier, d'autres au côté amoureux.  Chacun a trouvé une source d'inspiration, a été touché par sa vie, ses aphorismes. Donc ça m'a encouragé à continuer et cette année, on collabore à nouveau avec le Daily-Bul. On va travailler autour de Paul Bury. Au vu du succès auprès de nos jeunes, majoritairement français, c'est assez encourageant.

Karel Logist : Et sur la poésie d'André Balthazar, tu travailles aussi avec eux ?

Pascal Lemaître : C'est plus compliqué. Parce qu'en fait, quand on demande aux étudiants de produire des images, chez André Balthazar comme chez toi, il y a des images déjà très fortes. Chez Chavée, il y a des interprétations possibles. Quand il écrit « je me de de »,  il y a des ouvertures. C'est quelque part un poème très physique. Mais chez Balthazar, il définit déjà tellement le visuel que c'est un peu compliqué. On va essayer, mais ce n'est pas évident. L’esprit du bonhomme, cette créativité du Daily-Bul de ces années-là, ce mix entre les arts visuels et la poésie, c'est très riche ! J'ai amené les étudiants là-bas, à La Louvière. Ils sont arrivés en se demandant tous ce qu’ils faisaient là. Après avoir vu tout ce qui a été produit à l’époque,  ils sont sortis du Daily Bul bluffés.Et ce qui fait que c'est touchant, c’est une forme d'honnêteté. On retrouve ça chez Chavée, chez Scutenaire. Il y a aussi cette vision riche de la vie chez Paul Colinet, les Frères Piqueray et leurs haïkus. J'aimerais me donner le temps de continuer, j’ai toute une piste à suivre. C'est du belge, c'est pas du français, c'est chez nous que ça peut se faire !

Le Daily Bul vient de toute cette tradition, déjà présente chez les surréalistes, de la revue. On retrouve chez eux, comme mentionné par Pascal, cette cohabitation du texte et de l'image. Qu’avez-vous à dire de l’expérience singulière des revues ? – Karel, on connaît notamment votre lien au Fram et à Boustro !

Colette Nys-Mazure : La revue, c’est dévorant ! Ceux qui mènent des revues la plupart du temps n'ont plus le temps de se consacrer à leur propre travail. À Tournai, Robert-Lucien Guérard portait le rêve de créer une revue.À l’heure de la retraite, il a pu réaliser quelques numéros , mais ensuite, il a dû s’interromprepour cause de cancer. Autour de moi des amis des revues et qui disent à un moment donné : « Je dois arrêter ! »  Lire les textes des autres, déjà, ça nous prend beaucoup de temps. Mais organiser une revue, je trouve que c'est vraiment un métier à part. Qu'est-ce que tu penses, Karel ?

Karel Logist : Oui, tout à fait d'accord avec toi, c'est bien pour ça que Le Fram s'est arrêté, c'est extrêmement chronophage mais c'est une très belle aventure. Nous, personnellement, à Liège, on été un peu poussé là-dedans par Jacques Izoard, qui avait un peu la nostalgie d’Odradek [ndlr : revue de 1972 à 1980] et de Mensuel 25 et qui trouvait qu'avec les outils technologiques qu’on possède actuellement, c'était tellement plus simple de faire une revue. Il avait raison mais bon, je ne me suis pas embarqué là-dedans tout seul. Il y avait Serge Delaive, Carl Norac, Carino Bucciarelli et Gérard Purnelle. On était quand même quelques-uns ! C'est vrai que ça prend beaucoup de temps, mais il y a quand même beaucoup de satisfaction. Je parlais tout à l'heure des auteurs belges que j'ai eu l'occasion de rencontrer. Il y en a énormément que j'ai rencontrés dans le cadre du Fram ! Deux fois par mois, on faisait des rencontres. Généralement, les auteurs invités dans la revue ou bien les auteurs dont on publiait les recueils. Donc, c'était très riche en rencontres et en amitié. C'est une période que je ne regrette pas. Boustro, c'est surtout la revue de Pascal Leclercq. C'est surtout lui qui se démène. Mais ça me manquerait de ne plus du tout faire partie d'une aventure de revue !

Colette Nys-Mazure : Le journal des poètes tient le coup ! Tu es là-dedans aussi, je crois ! À Tournai, il y a un phénomène un peu particulier. Jean-Pierre Siméon était venu donner une conférence que nous organisions François Lison-Leroy et moi ; découvrant l’intense activité poétique de notre ville, il nous a suggéré de demander le label Ville en poésie. Nous n’y avions jamais pensé ! Il n’y en a que deux en Belgique, on n’était pas au courant ; le dossier a été introduit et sélectionné. C'est valable trois ans. On vient de renouveler l'engagement. Il y a toute une marée de jeunes poètes qui ont créé Poésie moteur avec Hugo Fontaine et Camille Nicolle. Ce label n’a rien à voir avecune revue, mais le fait d'être obligés de tenir cette présence d'une ville en poésie, c'est stimulant. Et un peu comme la revue, c'est accueillant vis-à-vis de ceux qui ne sont pas nécessairement consacrés. Je trouve qu’une revue se doit à la fois d'ouvrir à d'autres pays mais d'ouvrir à des jeunes qui n'ont pas encore publié. Le Journal des poètes a toujours une ouverture vers d'autres pays qui est remarquable.

Avez-vous le regard qui vous porte vers ailleurs? Pascal, on sait que vous travaillez du côté américain, notamment sur des textes de Toni Morrison.

Pascal Lemaître : Pour moi c’était très fort de collaborer avec Toni Morrison. Ça fait 20 ans maintenant ! On a fait ensemble six bouquins et c'était quelque chose d’unique d'être face à quelqu'un qui était brillante, rayonnante, ouverte. C'était une chance formidable. Cela m’a ouvert la porte au questionnement sur le statut des Noirs américains. Cela m’a permis d’être à New York, vivre ça, de me questionner sur le féminisme noir américain, qui n'est pas le même que le féminisme blanc européen. Donc,ça ouvre beaucoup de portes de réflexions, aussi de possibilité. On le sait, le monde est vaste, et donc c'est pas mal quand on rencontre d'autres gens d’ailleurs. J'ai aussi pu collaborer avec Stéphane Hessel, on a fait un bouquin sur son parcours de sa vie. Encore un type incroyable ! C’est formidable, il s’en est d’une certaine façon sorti grâce à la poésie. Dans les camps, il récitait des poèmes à ses camarades prisonniers. Et ça fait partie intégrante de sa vie, c'est à dire, par exemple, qu’en négociation, en tant que diplomate, quand les négociations sont bloquées, il récite un poème. Comme une façon de rappeler à ces diplomates qu’au-delà d’être face à un problème technique, il y a la dimension humaine. C'était très fort de voir que la poésie était aussi un outil dans le monde pratique des technocrates et des diplomates. Le dernier livre qu’on a fait avec Toni Morrison, c'est la traduction française de son discours du prix Nobel. C’est un texte merveilleux parce qu'elle parle justement du langage comme un trésor à préserver, à faire vivre, à nourrir parce qu’à l’inverse c'est aussi un outil de guerre, un outil de racisme.

Colette Nys-Mazure : J'aime beaucoup les livres bilingues : je compare la longueur d’une page, d’une strophe, d’un vers en français, en anglais, en italien. Il y a des langues qu'on connaît un peu même sans les maîtriser. Donc, je lis Erri De Luca en italien, Louise Glück en anglais. Des poètes étrangers comme le Suédois Tomas Tranströmer m'apportent énormément. Ainsi lorsque je visite une exposition où il y a plusieurs peintres de différents pays. Tout à coup, on perçoit par son corps par ses yeux que la même pomme, vu par l'un, vu par l'autre, ce n'est pas la même chose. On entrevoit d'autres façons d'être au monde. J’aime lorsqu’ on me demande d’assurer une traduction poétique sur base d’une traduction littérale. J'ai travaillé sur quelques textes d’une Nobel polonaise et sur des psaumes de l’île de Iona en Écosse ;  je trouve ça extraordinaire d’avoir à côté de soi quelqu'un qui traduit mot à mot et ensuite d’essayer de trouver une transposition poétique en étant tout le temps mise en garde : “Attention, ça, c'est une métaphore qui fait référence à un contexte un arrière-pays qui n'existe pas dans cette langue, il faut chercher autre chose. ” Quelle occasion de raffiner l'outil du langage.

Karel Logist : Ce que dit Colette me touche beaucoup. Il y a quelques années, j'ai eu l'occasion de travailler avec une équipe de traducteurs allemands, lors du projet Poesie der Nachbarn. C'était très intéressant parce qu'ils partaient de quelques poèmes et en donnaient des traductions différentes. Nous avions l'occasion de parler de leur ressenti, de leurs interprétations du texte et de comment ils voulaient le rendre en allemand. Cela dit, je ne suis pas du tout un lecteur de poésie traduite. J'essaie mais mes expériences n'ont jamais été très bonnes, sauf peut-être justement Tranströmer, ou Pessoa ou Cavafis, relarquablement traduit par Marguerite Yourcenar. Je suis un gros lecteur de littérature mais principalement de romans étrangers. Et là, je me fie vraiment au traducteur. Mais quand il s'agit de poésie, j'ai toujours un peu l'impression de passer à côté de quelque chose, peut-être surtout de la musicalité de la langue. Je suis un gros lecteur de poésie française et de la francophonie en général. Et ça représente beaucoup de monde… Certains pays d’Afrique nous ont donné des poètes extraordinaires !

Pascal Lemaître : Les Algériens, notamment, sont formidables !

Auriez-vous envie de remettre un de vos livres en avant à travers une anecdote éditoriale particulière ?

Colette Nys-Mazure : Je pense à Haute enfance. J'avais envoyé le manuscrit à Francis Tessa de L'arbre à paroles; il m’avait dit qu'il allait l’éditer. Au même moment,  j'ai reçu le prix de la Maison de poésie de Paris et du ministère de la Jeunesse et des Sports. On m’a précisé que d'ordinaire, c'est Hachette qui publiait le livre. Je n'ai pas l'habitude de me renier et je m’étais déjà engagée. Je savais bien que Hachette donnerait peut-être au livre un plus grand rayonnement, peut-être mais j'ai tenu bon et le livre est resté à L'arbre à paroles. Lors de cette même présentation, il y avait dans la salle Jana Boxberger, une écrivaine et traductrice inconnue qui est venue me dire qu’elle avait été tellement séduite qu’elle voulait traduire ces textes en tchèque. Le livre est donc paru dans deux langues en même temps !

Karel Logist : D’habitude, je ne suis pas très fusionnel avec mes éditeurs, mais j’ai tout de même une anecdote. J'ai publié Si tu me disais viens, aux éditions Ercée, une petite maison qui n’existe hélas plus. J'ai tendance à dire que c'est Alain Esterzon, l’éditeur, qui a fait le livre. J'avais réuni énormément de poèmes, dans un grand désordre. Quand il m'a sollicité, j'ai dû lui remettre au moins 150 textes en sachant qu'il me donnerait un coup de main pour organiser l’ensemble.  Quand il m'a donné rendez-vous, il avait rassemblé dans une farde un choix d’une soixante de mes poèmes. Et ces textes racontaient presque un récit. Mais ça n'était pas mon histoire, c'était plutôt la sienne ! Il avait agencé des poèmes d'amour, de séparation, de résignation et de consolation. Et j'en étais vraiment surpris et heureux. Enfin, pas tellement heureux qu'il en laisse autant de côté ! Mais j'ai toujours pensé que Si tu me disais, viens ne serait ne serait pas le livre qu’il est si Alain Esterzon n'y avait pas mis sa griffe. J'aime qu'une collaboration se passe aussi bien. Cela dit, avec des éditeurs comme Antoine Wauters, Primaëlle Verteneuil, David Giannoni ou Thierry Horguelin, tout va bien aussi jusqu’ici ! (sourire). 

Pascal Lemaître : Il y a un de mes livres qui est devenu une espèce d'aventure assez longue. Mon épouse, Emmanuèle Phuon, est danseuse et chorégraphe, son papa cambodgien, sa maman française. On s'est retrouvés à Phnom Penh, pour un de ses projets chorégraphiques. Dans ce cadre-là, on a rencontré une maîtresse de danse cambodgienne qui avait perdu son père, sa sœur dans les camps et qui avait vraiment passé, elle, plusieurs années dans les camps et avait ensuite monté une compagnie de danse. Elle m'explique que juste après, quand les Khmers rouges ont été chassés par les Vietnamiens, ils se sont retrouvés à quelques jeunes à prendre un autobus et aller dans différents villages cambodgiens pour danser, pour donner un peu de baume au cœur des villageois. Et puis, ils sont montés vers le nord, où il y avait encore des poches de Khmers rouges, et ils ont dansé là-bas, dans le village. Et le lendemain matin,  la dame qui vendait la soupe dans le village lui a expliqué qu’ils avaient eu de la chance parce que dans la foule, il y avait trois Khmers rouges qui sont arrivés avec un lance-roquettes et qui étaient là pour les tuer. Mais à la fin du spectacle, en fait, ça leur avait plu. Ils ont applaudi, ils sont partis. J'avais envie de raconter cette histoire parce qu’elle exprime bien le rapport entre l'art et la résilience.

Colette Nys-Mazure : L’art qui désarme !

Pascal Lemaître : J’ai demandé à cette chorégraphe si je pouvais faire de son histoire un livre. Ça a été une aventure qui a duré cinq ans. On était avec Odile Josselin à l'École des loisirs et la dame, Sophiline Cheam Shapiro, m'a envoyé un scénario. En fait, elle voulait vraiment que je raconte toute son histoire, de sa naissance  à aujourd'hui. Et j'ai dû diplomatiquement lui expliquer que sa narration n'était pas vraiment dans les lignes de ce qu'on faisait chez nous, mais qu'en plus, malheureusement, chez nous, le génocide au Cambodge n'est pas connu et donc qu’il fallait que je le situe historiquement. Ça n’a pas été facile mais elle a fini par accepter. Et on a pu faire ce livre, Fleur des marais, chez Pastel. Il a été distribué dans les écoles en France. C’était à la fois douloureux et chouette, parce que ça a pu permettre de communiquer sur le Cambodge et sur la puissance que l'art, notamment la danse, peut amener par rapport à des situations aussi dramatiques. J’ai été piégé parce que d'habitude, je fais des dessins un peu humoristiques, un peu relâchés. Mais j'avais deux pages où je montrais la précision de la danse khmère, où chaque mouvement de doigt veut dire quelque chose. Je devais être très précis et donc j'ai travaillé d'après des photos, j’ai été sur place et j’ai rencontré une danseuse étoile.

Pascal, vous mentionnez l’incandescence de la lecture, tout à l’heure. Est-ce que des livres vous ont mis dans cet état et auriez-vous envie de les partager avec nous ?

Colette Nys-Mazure : Je viens de relire pour la troisième fois Regarde la vague de François Emmanuel. À nouveau, j’ai été émerveillée par les liens souterrains visibles et invisibles entre les membres de cette famille, la veille d'un remariage, le jour-même, la nuit puis le lendemain consacré à la vente de la maison de famille et tous ses liens souterrains invisibles. Quelle polyphonie ! Oui, là, je suis sidérée tant par la maîtrise de l’écriture que par la connaissance des gouffres. De même, moi qui chéris les correspondances, j’ai apprécié le dernier roman de Sandrine Willems Consoler Schubert (Impressions Nouvelles), alliant subtilement littérature et musique. Heureusement, l’admiration  ne me pétrifie pas mais me donne envie d'y aller : c’est donc possible ! L’émerveillementme pousse à chercher mon chemin, non pas à faire « comme » mais autrement.

Pascal Lemaître : Je suis d'accord avec toi. La capacité à admirer, c’est un moteur formidable, une vie !

Karel Logist : Depuis une douzaine d'années, j'anime des ateliers d'écriture poétique à Liège et ailleurs. Au départ, quand on m'a proposé de le faire, j'étais assez réticent. A l’usage, ça m'a apporté beaucoup, notamment du point de vue de l’apprentissage et de la communication. J’essaye, en amont de l’écriture, d'amener à faire lire des poètes et ça m'a obligé à relire moi-même beaucoup de poètes dont beaucoup de Belges. Cela m’a permis de reprendre certains poètes dont je pensais avoir fait le tour. Je pense à des poètes comme Nougé, Michaux, François Jacqmin ou Izoard, dont la richesse augmente de lecture en lecture.  Quand on parle de poèmes en prose, par exemple, je leur parle d'André Schmitz. C’est une plongée et un partage. J’aime revoir ces personnes et qu'elle me disent par exemple « Tiens, je suis en train de lire Jean-Claude Pirotte, grâce à toi ! » J’ai alors le sentiment très gratifiant d’avoir pu amener de nouveaux lecteurs vers des auteurs connus par des happy few. Parfois. Car malheureusement, ce sont trop souvent les poètes qui lisent les poètes !

Pascal Lemaître : Moi, une de mes révélations – et c'était avant son Goncourt – c’est Nous sommes à la lisière de Caroline Lamarche. J'ai lu le bouquin, et Wow! C'est vraiment incroyable. On était justement en train de collaborer sur un projet d’album pour enfants. Et je suis content de lui en avoir fait dédicacer plusieurs pour offrir à des amis. J’écoute aussi pas mal la radio et il y avait un type qui parlait vraiment brillamment avec des super idées et avec un sujet d'actualité qui m'intéressait vraiment : ça s'appelle Pour en finir avec soi-même de Laurent de Sutter. C’était sur Musiq3. C'était super intéressant parce qu'en fait, il vous emmène sur un chemin de pensée. Et puis soudain, paf! Il bifurque, il sait se montrer très surprenant. En littérature enfantine,  je suis fan de l'œuvre de Rascal ! C’est vraiment une plume très riche à la fois de l'humour à la fois, des choses très touchantes pour les petits. Quand on le rencontre, on voit vraiment l'honnêteté entre ce qu’il produit et qui il est.

Karel Logist : Pascal a mentionné Caroline Lamarche. Dans mes propositions de livres à offrir pour les faire ricocher, il y avait justement L’Asturienne qui vient d’être publié aux Impressions Nouvelles. C'est un récit remarquable, inspiré des archives de plusieurs générations d’industriels, les ancêtres de Caroline. J’avais pensé aussi à Robinson de Laurent Demoulin, un livre poignant que j’offre volontiers. Mon troisième choix, c’est Scalp, le premier recueil de poèmes de Christine Aventin, qui vient, en parallèle, de publier FéminiSpunk, chez Zones. 

Pascal Lemaître : Je serais heureux que Karel et Colette m’envoient une liste de leurs poètes préférés – je suis sûr que je découvrirai beaucoup de choses !

Colette Nys-Mazure : J’étais ravie de rencontrer Pascal dont je ne connaissais que le travail et de revoir Karel.  Même par écrans, le moment était chaleureux.