Morgane Eeman est bercée depuis son enfance en Gaume par la littérature et le théâtre. À la fin de ses études, un voyage à Malte fait bouillonner son envie d’écrire. Son premier livre, Au fond un jardinet étouffé paraît en 2019 dans la collection Bruxelles se conte, aux éditions maelstrÖm reEvolution. En 2021, elle publie le roman-poème L’île quimboiseuse chez le même éditeur et participe au recueil EssentiELLES (La Roulotte Théâtrale) aux côtés, entre autres, de Colette Nys-Mazure et Françoise Lison-Leroy. Guidée par une insatiable envie d’apprendre, Maud Roegiers a suivi des études de stylisme, de graphisme et d’illustration mais aussi une formation en maquillage FX. Elle a publié à ce jour quatorze albums, dont la plupart chez Alice Éditions. Tantôt seule à la barre (Lettre à Émilie, Prendre le temps, La princesse qui pète), tantôt accompagnée (e.a de Géraldine Carpentier Doré, Ingrid Chabbert, Emilie Hubert), elle a publié en 2021 Les petits et les (trop) gros secrets et Mon chagrin à moi, respectivement troisième et quatrième album de sa collaboration avec Mylen Vigneault, autrice québécoise.
Entre les œuvres proposées par Morgane Eeman et Maud Roegiers pour la campagne se tisse un lien tendre et facétieux : cette petite fille coiffée d’un chaperon rouge qui se fait éclabousser par les volutes végétales du volume des contes d’Horta ne pourrait-elle pas aussi être cette héroïne qui se laisse guider par les méandres aqueux ? Celle qui observe ce territoire où elle se sent viscéralement chez elle, entièrement reliée à la nature et aux mots ?
Face à la commande proposée, comment votre processus créatif s’est-il mis en marche ?
Maud Roegiers : On nous demandait que le thème de la belgitude ne soit pas être trop cliché… j’ai réfléchi à ce que m’évoquait le pays. L’an dernier, beaucoup d’images tournaient autour de la pluie. Je suis campagnarde à la base mais j’ai vécu à Bruxelles pendant huit ans et ce qui m’a marquée là-bas, c’est l’Art nouveau. Ça m’a complètement fascinée ! Je me suis dit pourquoi ne pas partir sur l’architecture d’Horta ? Je me suis lancée dans cette idée en m’inspirant aussi des courbes présentes dans ce courant, tout en mixant ça avec des éléments de mon style.
Morgane Eeman : Je suis quelqu’un qui suit les consignes, mais là, les possibilités étaient nombreuses ! J’ai essayé d’insuffler un goût local autrement. Une des pistes possibles de travail était de nous emparer des éléments de la fabrication du livre. « Reliure » est un mot qui résonnait pour moi. J’étais justement dans ma campagne et j’ai tout de suite fait le lien avec la forêt dans laquelle j’ai grandi. Je rêve souvent que les gens soient curieux, simplement – qu’ils découvrent autre chose que ce qui est donné à voir par les médias. Mais le résultat devait être un poème de 1500 signes (et c’est court !). Je voulais faire ça bien. Je suis partie sur l’évocation de ma campagne, en essayant de lier ça avec des mots spécifiques, pour faire écho au livre, en filigrane, pour aller vers la reliure, justement – entre êtres humains, entre les mots – et celle qui renvoie au terme technique. J’ai d’abord fait un premier jet en m’obligeant à ne pas aller jusqu’à 1500 signes, parce que je savais que le deuxième jet serait forcément plus expansif et que réduire le texte allait être plus compliqué.
Est-ce que ça représente quelque chose de particulier pour vous d’écrire, de créer, de dessiner depuis la Belgique, en Belgique ? Que ça soit d’ailleurs la Belgique dans son ensemble ou des portions territoires plus intimes…
Maud Roegiers : La question n’est pas évidente mais ce que j’ai d’abord envie de dire, c’est que je suis hyper attachée à la Belgique ! On m’a proposé plusieurs fois de travailler à Paris ou en France. Même si j’aime beaucoup voyager, je me rends compte que je suis très casanière et ancrée au pays. À mes amis, à mon entourage, à la culture belge… je n’ai pas du tout envie de vivre ailleurs ! C’est un endroit où je me sens en sécurité, vraiment bien pour travailler. Je suis fière d’être belge – je suis souvent en France pour mon travail et on a toujours ces échos positifs selon lesquels les Belges sont super sympas ou très créatifs. J’aime représenter cet esprit-là, à mon échelle.
Morgane Eeman : Moi, c’est différent. Maintenant que mon texte L’île quimboiseuse est sorti, j’ai vraiment l’impression que ce sont les lieux qui me forgent. Je me rends de plus en plus compte que les racines sont importantes – c’est en y revenant qu’on comprend qui on est, mais aussi en réfléchissant aux autres lieux où on a vécu, à ce qu’on a vu ailleurs. Je me sens belge, mais quand je lis ou que j’écoute de la musique, je ne me demande pas d’où les artistes viennent ! Je suis très heureuse de faire partie de cette campagne parce que j’ai l’impression qu’on a parfois du mal, en Belgique, à parler de ce qu’on fait. Donc si ça peut aider à faire rayonner tout ce qu’on a comme richesses culturelles ici, c’est génial ! Je n’ai cependant pas envie que ça devienne quelque chose de cloisonnant, ni de me retrouver enfermée dans mon pays…ça me dérangerait ! Plus je pars, plus je suis attachée à mon territoire – pas tellement la Belgique au complet, mais à mon coin de terre. Quand je suis à Mons, il y a des forêts, mais ce ne sont pas les miennes ! (rire)
Maud, dans un album jeunesse, doit être aussi attentif à situer l’action ou au contraire, ne pas être trop précis permet de donner un caractère plus universel dans lequel chaque enfant pourra se reconnaître ?
Maud Roegiers : Cela dépend évidemment très fort d’un illustrateur à l’autre – chez certains, on reconnaît de façon claire la Belgique, les influences ou les endroits traversés. Moi, dans mes livres, je m’inspire parfois d’un lieu pour le bien-être qu’il procure mais je vais rarement le représenter tel qu’il est. On ne le reconnaîtra pas dans mon dessin.
Auriez-vous une anecdote à me raconter sur votre parcours de publication ? Un coup de pouce du destin, une rencontre intéressante, un moment de bascule ?
Maud Roegiers : Je repense à deux tournants dans ma vie d’auteure-illustratrice. Mon premier livre, Lettre à Émilie (2008), a été accepté par Alice Jeunesse à un moment où on n’était pas encore énormément sur le marché. Cela s’est passé assez vite, je mesure ma chance et j’en suis reconnaissante. Ensuite, j’ai eu plusieurs projets qui n’ont pas été acceptés, dont La princesse qui pète. À l’époque, mon éditeur était Michel de Grand Ry et il n’aimait pas cet album – cela touchait peut-être un sujet trop intime pour lui. Ce projet est resté dans leurs tiroirs pendant deux ans mais l’assistante d’édition (à l’époque), Mélanie Roland, a retrouvé la maquette dans un tiroir et a convaincu Michel de Grand Ry du potentiel vraiment humoristique du titre. Il lui a laissé la main et elle m’a recontactée. Entretemps, j’avais plus ou moins renoncé aux livres, après ces quelques refus. La princesse qui pète a finalement pu se faire en 2012 et il a vraiment bien fonctionné. Ça a vraiment représenté un saut dans ma carrière et m’a donné l’envie de m’accrocher. L’autre charnière, c’est ma rencontre avec Mylen Vigneault. Un jour, sur facebook, j’ai lu un texte qui avait été partagé de façon massive et qui s’appelait Les 25 choses qu’un enfant de maternelle doit savoir. Il m’a émue aux larmes. Je me suis dit qu’il fallait absolument faire un livre avec ce texte. Je suis remontée à la source et j’ai découvert cette blogueuse canadienne, Mylen Vigneault. Elle a répondu dans la demi-heure à mon message en me disant qu’elle était super emballée par mon projet et qu’elle connaissait bien mon travail. Notre collaboration a commencé sur un joli hasard et nous venons de publier notre quatrième livre ensemble, Mon chagrin à moi. C’est vraiment une très belle rencontre.
Dans le cas de Morgane, ce parcours de publication pour L’île quimboiseuse est par ailleurs documenté dans la saison 2 du podcast, Les sens, les sons et l’écriture.
Morgane Eeman : J’ai commencé à écrire L’île quimboiseuse en 2016 et ce livre m’a vraiment portée jusqu’à la publication. Cela fait cinq ans que je ne fais pas ce que je veux : c’est lui qui me traîne à sa suite (rires) ! Au début de 2017, j’ai rencontré l’écrivain Marcel Moreau parce que mon compagnon, Stefan Thibeau, réalisait un documentaire sur lui (ndlr : Marcel Moreau : Se dépasser pour s’atteindre). À l’époque, je ne connaissais ni l’homme ni l’œuvre. Cette rencontre a été tonitruante ! Rien que de voir cet écrivain chez lui était incroyable : cela baignait d’écriture jusque sur ses murs. Je lisais énormément mais jusque-là, je ne m’intéressais pas encore aux gens derrière les livres. Faire la connaissance d’un écrivain sans avoir parcouru ses mots, c’est aussi très particulier, surtout quand c’est un « monstre » de l’envergure de Marcel Moreau. J’ai terminé mon livre avant de le lire, lui – j’avais peur que ses mots, tellement puissants, phagocytent les miens. Mon compagnon a insisté pour que j’envoie L’île quimboiseuse à Marcel. Il était déjà très âgé, il avait déjà du mal à écrire et on n’était pas certains qu’il continuait à lire. J’ai fini par recevoir de sa part un message vocal hallucinant : il disait qu’il l’avait lu d’une traite, qu’il en était encore bouleversé. Sa voix tremblait. C’était mon premier retour de quelqu’un que je ne connaissais pas et qui, en plus, était un grand écrivain ! Ce message vocal du 4 novembre 2017 a tout changé. Ma deuxième rencontre importante, ça a été avec David Giannoni chez maelstrÖm reEvolution. Cela a pris du temps, parce qu’il gère deux maisons d’éditions, que c’est un vrai passionné qui lit vraiment les textes. Je suis quelqu’un de très minutieux, qui fait attention à ce que chaque mot soit à sa place, qui accorde de l’importance à l’objet-livre et dans cette maison d’édition, avec lui comme éditeur, tout est soigné. De temps à autre, je relançais pour savoir s’il avait eu l’occasion de lire mon texte. J’avais vu l’appel à projets pour la collection Bruxelles se conte, et je leur envoyé Au fond un jardinet étouffé, qui a été sélectionné. On m’avait demandé une petite biographie et dans le bon-à-tirer, j’ai vu que David Giannoni avait ajouté que L’île quimboiseuse était à paraître chez maelstrÖm reEvolution ! C’est comme ça que j’ai appris que j’allais enfin voir publié ce texte porté si longtemps. C’était un vrai bonheur !
Maud, en quoi est-ce différent de travailler seule ou avec quelqu’un (par exemple Mylen Vigneault) à l’écriture du texte ?
Maud Roegiers : Je ne me définis pas comme auteure, mais j’écris parfois pour servir mes dessins. J’ai une idée et j’écris pour pouvoir la mettre en œuvre. Je ne me sens pas du tout à l’aise dans l’écriture – je sors juste de ma bulle de confort pour le faire de temps en temps. Et ça finit par fonctionner – les trois livres conçus seule ont chacun fait leur route. Quand j’écris moi-même, je sais déjà à quels dessins ça va correspondre ensuite : j’écris en imaginant déjà les images. Quand on collabore avec un auteur, il y a cette contrainte supplémentaire de tout recréer autour d’un texte qu’on ne connaît pas. Lorsque je travaille sur un texte pour lequel je n’ai pas eu un coup de cœur, c’est beaucoup plus difficile. C’est donc plutôt moi qui vais contacter un auteur que l’inverse. Quand ça résonne pour moi, c’est très agréable, les images coulent. Avec Mylen, j’essaie un maximum de lui envoyer mes dessins au fur et à mesure – mais j’ai son entière confiance. De temps à autre, elle me fait juste des suggestions comme « J’aimerais bien qu’apparaisse un couple mixte ». Le point de départ est toujours son texte, ensuite je plonge dans mon monde à moi, et ça fonctionne bien de cette façon-là.
Morgane, tu as écrit récemment un texte pour le recueil collectif EssentiELLES. Cela a ensuite fait l’objet d’une performance scénique. Était-ce un processus d’écriture différent ?
Morgane Eeman : Avant de devenir un spectacle, il a toujours été prévu que le recueil soit publié par La Roulotte théâtrale. Le thème était « la transmission ». Cela ne m’inspirait au départ pas beaucoup. J’aurais pu écrire un poème, qui est une forme qui me vient assez facilement, mais j’ai finalement opté pour une sorte de petit essai. Je savais que dans le recueil, la plupart des points de vue seraient essentiellement positifs, dans l’air du temps. Mon envie était d’aller à l’encontre de cette unanimité, pour donner une autre voix. Cette partie-là n’aurait pas pu convenir pour la scène. J’étais la seule autrice à écrire et à jouer dans le spectacle. J’adore le théâtre depuis toujours, les Exercices de Style de Raymond Queneau, Feydeau et le vaudeville, notamment. J’ai donc écrit pour la première fois quelques saynètes, pour ajouter du comique à l’ensemble du spectacle. Je me fixais un défi, pour lequel je ne pouvais pas me louper : on jouait quelques mois après et la commande était rémunérée. L’exercice était stimulant : même quand il n’y a pas de contrainte, je les crée moi-même. Pour L’île quimboiseuse, je voulais au départ écrire un roman conventionnel formellement, mais le texte est sorti de moi avec des retours à la ligne, comme de la poésie. Je me suis donc mise à travailler sur les sonorités, de façon encore plus pointue et poussée que d’habitude. Mais il fallait que cet aspect sonore réponde aussi au sens. Je me suis imposé un vrai travail de recherche de mots. Il y a souvent dans mes textes un premier instinct spontané qui me guide ensuite dans un cadre qui demande du travail.
Maud, en dehors de ton travail de design et de graphisme, te fixes-tu parfois aussi des contraintes comme le fait Morgane ? Des incitants à sortir de ta zone de confort ?
Maud Roegiers : C’est en réalité plus facile pour moi de travailler sous contrainte que dans un cadre tout à fait libre. Quand on illustre, on est de toute façon confrontés à une contrainte. On a toujours le texte qui crée un premier socle, contrairement à Morgane qui peut faire surgir un univers uniquement à partir de ses mots. Comme ce cadre existant, c’est un pli pris dès le départ, c’est vraiment devenu une zone de confort, pour moi – en particulier quand je peux sélectionner moi-même le texte. C’est m’installer dans quelque chose qui me fait du bien. J’aime cependant bien sortir de cette bulle et je me fixe parfois des objectifs différents. J’essaie d’évoluer dans mon style, de toujours aller un peu plus loin.
En tant qu’illustratrice jeunesse, on a aussi toujours la perspective d’un lectorat particulier, pour qui les images doivent être compréhensibles, non ?
Maud Roegiers : C’est vraiment devenu une contrainte intériorisée dont je n’ai plus autant conscience. Petite anecdote : j’ai fait des études de stylisme. En troisième année, on devait créer une collection. La mienne était destinée aux adultes, mais déjà avec un parti pris très enfantin, avec beaucoup de couleurs, de motifs, etc. Ce n’est pas étonnant de me voir aujourd’hui illustratrice jeunesse. Je ne réfléchis pas tellement à un lectorat particulier quand j’illustre : je sais que ça va fonctionner, que mon style est adapté aux enfants. En revanche, quand on me fait une commande pour les adultes, là, je dois vraiment travailler pour que ma nature ne me rattrape pas.
Maud, avant de commencer formellement cette conversation, tu m’expliquais ton besoin constant d’apprentissage…
Maud Roegiers : À l’école, j’adorais travailler sur des thèmes différents de façon régulière. Cela m’a déçue quand une fois mon diplôme en poche, je me suis rendue compte que cela n’allait plus être aussi présent. Maintenant que je suis devenue indépendante, j’ai retrouvé ce plaisir-là, celui d’un travail à la fois. Je vis chaque commande comme un exercice, j’adore ça ! Je pense que c’est pour ça que je n’ai pas su m’arrêter dans mes études, que j’ai fait plein de formations différentes. J’ai appris le maquillage FX (effets spéciaux) parce que pendant mes années de stylisme, on avait participé au festival du film fantastique, et que ce domaine m’avait fascinée. Je faisais déjà du grimage mais j’ai étendu ma connaissance. À une époque où les tutos n’existaient pas encore, j’avais soif de savoir comment faire et me suis inscrite à une école à Strasbourg. J’ai un peu travaillé dans ce secteur mais je me suis vite rendu compte que c’était difficile de mixer tout. Si j’avais voulu travailler dans le cinéma, il aurait fallu me consacrer entièrement à ça. Avec mon mari, nous avons aussi créé Elysta, une marque de mobilier en bois pour enfants. On imagine des lits-cabanes, des tours d’observation, des petites bibliothèques, etc. Je dessine entièrement les pièces et mon mari, épaulé par des ouvriers et une entreprise, se charge de tout le reste. Tout est fabriqué en Belgique et c’est très lié à mes dessins. C’est une façon de créer du lien entre toutes mes disciplines.
Morgane, de ton côté, qu’est-ce qui t’inspire, alimente ton moteur ?
Morgane Eeman : J’adore également créer du lien, me laisser guider par la curiosité. Ce qui m’a frappée en commençant mes études de bibliothécaire, c’est qu’en arrivant, un de mes camarades de classe a avoué ne pas savoir quoi choisir quand il se rendait en librairie. Je n’ai pas compris : moi, quand je choisis un livre, il m’amène d’office par ricochet à un autre, etc. Cela foisonne ! Ce principe vaut aussi pour d’autres domaines que la littérature. Je suis aussi très sensible à l’absurde présent dans le quotidien. J’ai été bercée par ce style de théâtre, et mon maître, c’est Beckett ! Chaque fois que je vais voir une exposition ou un musée, j’ai l’impression d’être dans Musée haut Musée bas de Jean-Michel Ribes et ça me fait mourir de rire. Un rien va m’intriguer ou m’amuser, même si ça ne terminera pas nécessairement dans un texte – je ne suis pas dans la superproduction. Je ne suis pas quelqu’un qui écrit tous les jours, il me faut beaucoup de temps d’incubation. Je collectionne et note beaucoup d’idées mais elles n’aboutissent pas toujours. Je suis en constante ébullition. Mais a contrario, j’ai parfois besoin de retrouver le calme intérieur. J’ai pour ça une application qui me permet de mixer les bruits de la nature mais aussi, par exemple, ceux d’un machiniste dans un bateau, de chœurs de tribus du bout du monde, etc. Cela me permet de me plonger dans une ambiance singulière.
Dans le cadre de ton podcast Les sens et les sons et de ton journal de travail Les sens et les sons et l’écriture, tu collabores aussi avec un musicien…
Morgane Eeman : En 2019, j’ai participé à un spectacle autour du poète Achille Chavée, Si nos rêves étaient filmés. Je lisais des poèmes au micro, ça m’a fait redécouvrir ma voix, et son intériorité, d’une façon différente du théâtre où tout doit sortir beaucoup plus fort. C’est de là qu’est né mon podcast de poésie. J’ai commencé par les poètes belges, dans une volonté de partage mais d’abord pour moi : je me rendais compte qu’on ne connait jamais tout à fait son pays ni les artistes qui y vivent et en font la richesse. J’ai d’abord alterné un poète mort et un poète vivant. J’adore ma collaboration avec Olivier Terwagne. C’est un musicien originaire de Chimay, il est ultra-doué en improvisation et à mon écoute. Je lui ai dit que j’avais envie d’un thème original doux, qui ne ressemblerait pas trop à un générique de série et avec un crescendo. Pour le journal de bord, on a utilisé l’instrumental de sa chanson La Chimay, mon chat et moi.
Maud, as-tu aussi un rapport particulier aux sons ou à la voix ? Est-ce toi qui lis tes albums quand tu fais une animation pour les enfants, par exemple ?
Maud Roegiers : C’est effectivement bien moi qui raconte mes livres lors de moments partagés avec les lecteurs. Les animations sont essentielles à mes yeux. C’est le moment où je sors de ma grotte et où je vois les réactions des enfants qui sont seront un bon baromètre pour la suite de mon travail. J’adore lire mes histoires moi-même, j’utilise pour ça un kamishibai (ndlr : théâtre portatif où on peut faire défiler des illustrations). Ça donne une dimension supplémentaire au livre. J’utilise aussi des musiques pour accompagner la lecture, ça permet de rentre de façon plus profonde dans la narration. Les enfants sont encore plus émerveillés qu’avec le seul livre, grâce aussi à de petites interactions : parfois, je fais bouger un personnage avec un aimant, je colle certaines images avec des scratchs, etc. J’aime aussi écouter des podcasts en travaillant, en particulier pendant que je fais des mises en couleur, qui me prennent des jours entiers.
Auriez-vous envie de faire ricocher des livres belges qui vous ont émerveillées, éclaboussées positivement (en écho au personnage de Maud) ?
Morgane Eeman : Mes influences sont de partout, donc je ne voudrais pas non plus délaisser Jim Thompson ou Jasper Fforde pour ne lire que des auteurs belges – leurs univers ne sont pas comparables. Pour me prêter au jeu, un des premiers livres belges qui m’a marquée, qui m’est resté depuis sa lecture – je devais avoir quinze ans – c’est Moi qui n’ai pas connu les hommes de Jacquelin Harpman (ndlr : 1995, disponible en Livre de Poche). Je ne lisais pas beaucoup de science-fiction, mais ce roman-là a été un choc. Dans un univers dépeuplé, une femme (c’est la seule dont on connaît le point de vue) est enfermée avec ses semblables dans une cage, et elle se base sur leurs rythmes cardiaques pour connaître l’heure – on ne les nourrit pas trois fois par jour. La narratrice n’a pas connu le monde d’avant. Ses seuls repères sont les femmes autour d’elle qui vieillissent et ont la connaissance de ce qui a pu se passer. C’est superbement écrit – on sent l’intérêt de Jacqueline Harpman pour la psychologie, sa façon minutieuse de décrire les sensations et les sentiments. J’ai eu une professeure de français très chouette, Laurence Orban, qui nous donnait toujours beaucoup de pistes de lecture, pas uniquement belges, mais de toute la francophonie. Un autre livre que j’ai adoré, c’est le premier roman de Nicolas Marchal, un Namurois lui aussi professeur de français. Il s’appelle Les conquêtes véritables (éditions Diagonales, 2008). On y trouve vraiment la méticulosité du mot, tout coule de source. Les phrases sont parfois longues, mais avec un rythme enlevé, beaucoup d’humour. À chaque fois que je le relis, j’ai envie de l’adapter en monologue parce que ses personnages sont torturés, mais tellement drôles !
Du côté des poètes et des poétesses, aurais-tu un coup de cœur ?
Morgane Eeman : Récemment, j’ai découvert Véronique Roelandt, qui vient de sortir son premier recueil, Mes hamsters, dans la collection If à l’Arbre à paroles. Elle aurait pu écrire un roman – il n’y a pas vraiment de narration avec un début et une fin, mais c’est une succession de moments de vie, parfois juste des détails qui paraîtraient insignifiants mais qui surnagent envers et contre tout. Elle a inséré ça dans des poèmes de peu de mots…j’ai trouvé ce livre magique ! On discutait parfois sur Instagram et j’ai eu l’occasion de la voir au festival Poetik Bazar – c’est ça aussi les bons côtés de l’écriture, faire la connaissance des collègues ! C’est une très belle aventure qui commence pour moi, avec quantité de gens talentueux rencontrés et d’autres à rencontrer encore ! Je suis très heureuse d’avoir fait virtuellement la connaissance de Maud – j’avais compris au préalable pourquoi le rapprochement a été fait entre nous, en voyant ses illustrations !
Maud Roegiers : Moi, j’ai entendu des extraits de ta lecture de ton roman, Morgane, et ça m’a donné des frissons. Pour en revenir aux livres à faire ricocher, j’aimerais saluer tous les illustrateurs belges qu’on ne rencontre pas assez souvent. Il faudrait vraiment que ces moments de partage se multiplient, afin qu’on se connaisse mieux. Ça me tiendrait vraiment à cœur de les rencontrer personnellement. Un d’entre eux m’inspire particulièrement. C’est Quentin Gréban, dont les albums sont publiés chez Mijade. Il a un travail impressionnant, qui me fascine. J’ai envie de parler de son livre Maman, écrit par Hélène Delforge. C’est plutôt un livre qu’on a envie d’offrir aux adultes, notamment aux mamans. Il m’a fait beaucoup de bien. Quand on a des petits enfants, on se retrouve énormément dans les textes d’Hélène et les illustrations nous emportent complètement. J’ai aussi envie de faire un hommage à Marie Colot qui est une collègue de travail qui écrit des romans chez Alice Jeunesse. On s’est d’abord connues grâce aux séances de dédicace et puis j’ai commencé à la lire. Ses textes sont au départ destinés aux ados, mais je suis toujours complètement plongée dans ses histoires ! Je dévore ses livres la première et je les passe à ma fille après (sourire).