En partenariat avec Passa Porta, voici un regard précieux et décalé sur notre littérature. Quels livres sont chers à celles et ceux qui la traduisent ? 

Nous l’avons vu dans la sélection Ensemble, la traduction est un maillon essentiel de la chaîne du livre, ne serait-ce que dans l’idée d’en élargir les perspectives. Pour s’exporter au-delà des frontières francophones, les livres belges (faits de mots ou d’images ou habile cohabitation de deux) ont besoin des traductrices et traducteurs littéraires. 

Depuis deux ans, Passa Porta, Maison des Littératures, est chargée par le Service Général des Lettres et du Livres (Fédération Wallonie-Bruxelles) d’organiser en août une résidence d’un mois dans les dépendances du château de Seneffe, qui s’inscrit dans la tradition du Collège européen des traducteurs.

Cette année, crise sanitaire oblige, la résidence s’est transformée en bourses de soutien à vingt projets. Chacun des lauréat.e.s bénéficiera d’une publication d’extraits sur le site de Passa Porta, dans un cycle Traduisez-vous le belge ? en plusieurs épisodes. Vous pouvez d’ores et déjà retrouver le premier consacré à la poésie

Nous en avons profité pour interroger les lauréat.e.s sur la façon dont ils goûtent, en lecteurs.trices à l’attention fine, au livre belge. Les portraits de ces praticien.ne.s fera l’objet d’une brochure consultable en ligne. Nous vous donnons ici un aperçu de leurs réponses.
 

Quel livre belge auriez-vous aimé lire enfant ? 

Anne Cohen Beucher, traductrice depuis l’anglais d’Akata Warrior de Nnedi Okorafor, deuxième tome d’une série parue à l’École des Loisirs 

On n’a rien vu venir,  (réalisé collectivement par Sandrine Beau, Séverine Vidal, Fanny Robin, Agnès Laroche, Annelise Heurtier, Clémentine Beauvais, Anne-Gaëlle Balpe) paru chez Alice Jeunesse, passionnant sur les dangers de l’extrémisme au pouvoir. Un livre qui devrait être une lecture obligatoire en fin de primaire ou début de secondaire. 
 

Ariel Dilon, traducteur vers l’espagnol (Argentine) du recueil Les pas perdus d’Étienne Verhasselt, paru au Tripode

Je ne sais pas si, enfant, j’aurais su profiter du conseil ; mais adolescent, j’aurais certainement remercié que quelqu’un me dise, comme Henri Michaux : «Avec tes défauts, pas de hâte. Ne vas pas à la légère les corriger. Qu’irais-tu mettre à la place?» (Poteaux d’angle, 1981).
 

Andreaa Bugiac, traductrice vers le roumain de Nuit d’encre pour Farah de Malika Madi, paru aux éditions du Cerisier

[…] Le premier livre que j’aurais aimé lire enfant est Œdipe sur la route de Henry Bauchau. Le deuxième reste L’Oiseau bleu de Maeterlinck. Bauchau pour la beauté ciselée de son style et pour la leçon de vie intemporelle qui se dégage de son roman. Pour son invitation à ne pas désespérer, même dans les pires conditions. Pour sa poétique de la résilience, pour reprendre un mot maintenant à la mode. Quant à Maeterlinck, je le choisirais pour son univers féérique qui nous promet des heures d’enchantement pur. Ensemble, ils m’auraient peut-être mieux appris à concilier ou, du moins, à apprivoiser les directions contraires vers lesquelles me poussait déjà ma double personnalité, apollinienne et dionysiaque.
 

Quel est le prochain livre belge que vous auriez envie de lire et pourquoi ? 

Silvia Berrutti Ronelt, co-traductrice vers l’allemand de Dream(s) Job d’Alex Lorette paru chez Lansman Éditeur

Je viens de terminer Les mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, un des plus grands livres que j’ai jamais lus. Sur ma table de nuit, un autre livre belge m’attend : La Femme de Gilles de Madeleine Bourdouxhe. Une amie traductrice me l’a offert juste avant que je quitte la Belgique pour me confiner dans mon domicile français. Elle m’en a parlé avec tant d’enthousiasme que j’ai hâte de découvrir l’écriture de cette autrice.
 

Chiara Rolla, traductrice vers l’italien de Respire de Daniela Ginevro, paru chez Lansman Éditeur 

Je voudrais lire le roman de Stéphane Malandrin, Le mangeur de livres (Seuil, 2019), car je suis curieuse de plonger dans l'atmosphère breughélienne ou rabelaisienne que la fiche de présentation annonce.
 

Katelijne De Vuyst, traductrice vers le néerlandais de Et surtout j’étais blonde de Corinne Hoex publié par Tétras-Lyre

Je suis tout le temps à la recherche de livres que je pourrais traduire, donc j'essaie dans la mesure du possible de suivre. En ce moment, il y a le livre Et surtout j'étais blonde de Corinne Hoex, qui paraîtra chez Poeziecentrum, suivi par La mémoire de l'air de Caroline Lamarche, livre qui sera publié au printemps 2021. De Caroline Lamarche, j'ai traduit Nous sommes à la lisière, paru en 2019 chez Uitgeverij Vleugels aux Pays-Bas, où la nouvelle traduction paraîtra également. J'aimerais beaucoup pouvoir continuer à traduire ces auteures, leur oeuvre est formidable, variée, et leur style si épuré... Et puis il y a les romans de Serge Delaive, qui devraient exister en néerlandais, je pense entre autres à Café Europa, Argentine, Nocéan...
 

Théa Rimini, traductrice vers l’italien de Un amour à l’ombre de la dolce vita de Thilde Barboni (encore à paraître en français)

J’aurais envie de lire Gérard Prévot, maître de de ce qu'on a appelé l’« École belge de l’étrange ». J’aimerais découvrir son mélange d’inspiration populaire et d’ambition littéraire. Mon choix se connecte de nouveau à la traduction. Jusqu’à présent jamais traduit en italien, Prévot vient d’être publié chez un petit éditeur de Milan. Ayant écouté à la radio l’interview de son traducteur, sa présentation passionnante m’a donné envie de pénétrer dans le fantastique belge moins connu. Sa déclaration selon laquelle les fantômes sont en nous, que le monde réel est notre vrai monstre, m’a interpellée.  Ce sera mon cadeau de Noël à moi !
 

Quelle est ou a été votre porte d'entrée vers le livre belge ?

Regina López Muñoz, traductrice vers l’espagnol d’Une famille à Bruxelles de Chantal Akerman, paru initialement à l’Arche

Ma porte d'entrée dans la traduction de la littérature belge, certainement, s'appelle Maria van Rysselberghe, alias «la petite dame». Grâce à son Il y a quarante ans j'ai traduit, il y a presque dix ans, mon premier texte «made in Belgium», aussi ma première commande pour la maison d'édition espagnole Errata naturae, qui, depuis, me fait traduire des livres magnifiques avec une joyeuse régularité.

 

Christa Müller, co-traductrice de Dream Job(s) d’Alex Lorette, originellement paru chez Lansman Éditeur

Je suis une femme de théâtre allemande. Ma rencontre avec la littérature belge, dans mon cas particulier la littérature théâtrale, est relativement jeune. Il a été inspiré par ma co-traductrice Silvia Berutti-Ronelt, qui a attiré mon attention sur le travail d'Alex Lorette. Ses pièces sont une découverte palpitante pour moi. Après avoir terminé la traduction de son drame Dream Job(s), je commence à m'enthousiasmer pour l'un de ses derniers travaux, La vie comme elle vient. Bien qu'il soit d'origine et d'arrière-plan assez belge, son thème peut aussi très bien être transposé aux conditions allemandes, et c’est un grand plaisir pour moi d'approfondir cette impression.
 

Humberto Perez-Mortera et Ndaxeli Yriza, co-traducteurs vers l’espagnol (Mexique) de La petite évasion et de Respire de Daniela Ginevro

Les livres du théâtre de la maison d'édition Lansman Éditeur.  Son catalogue avec plusieurs auteurs et autrices belges contemporains nous a fait connaître l'actualité de la dramaturgie belge. Les pièces d’Éric Durnez, Céline Delbecq, Stéphanie Mangez, Carole Lambert, entre autres, nous ont présenté une écriture forte, poétique et socialement engagée.
 

Sika Fakambi, traductrice depuis l’anglais de Rebecca Elson, pour le recueil Devant l’immense (A Responsability to Awe) à paraître en 2021 à l’Arbre de Diane

Les premiers écrivains dont j'ai eu conscience, en les lisant, en les aimant, qu'ils étaient belges, sont Henri Michaux et Henry Bauchau. J'avais autour de 17 ans et 20 ans lorsque j'ai découvert les poèmes d'Henri Michaux d'abord, puis Henry Bauchau. Mais à bien y réfléchir, la toute première entrée, consciente, c'était peut-être les textes des chansons de Brel (que nous écoutions souvent, avec ma mère, au Bénin). 

 

Quel est le livre belge qui a changé votre vision (du monde, de votre situation) ?

Ovidiu Komlod (aka Laurenţiu Malomfălean)  traducteur vers le roumain du Plus Petit Zoo du Monde de Thomas Gunzig, publié initialement par Au Diable Vauvert

William Cliff, Autobiographie. Pour la sincérité mise en forme fixe et, bien sûr, débridée.
 

Ivan Riabchyi, traducteur vers l’ukrainien de L’Ours de Caroline Lamarche, publié initialement par Gallimard

Je suis très inspiré (et ici je parle plutôt de ma propre œuvre littéraire) par Cobra, par Henry Bauchau, par Paul Nougé et par Georges Eekhoud. Chez moi, à Kiev, j’ai toute une collection des éditions de Georges Eekhoud et mon amitié avec la plus grande chercheuse « eekhoudienne » Mirande Lucien dure depuis 2009. La littérature belge m’inspire beaucoup en général. Elle ressemble à la littérature ukrainienne. Ses côtés mystiques, fantastiques sont caractéristiques aussi pour notre culture. C’est pourquoi la littérature belge est très compréhensible et « ouverte » aux Ukrainiens.
 

Jan Nowak, traducteur vers le polonais de The Guitrys, d’Éric-Emmanuel Schmitt, publié en français par Albin Michel

Le livre qui a tout changé pour moi c'était la pièce de Laurent Van Wetter Abribus dans laquelle j'ai joué en étant étudiant. Car comme j'ai dit que j'aurais aimé, enfant, lire sa pièce Éduquons-les pour mieux comprendre les adultes, avec la pièce Abribus j'ai compris beaucoup de relations entre les jeunes adultes, les relations qui préoccupent les étudiants, qui sont au cœur de leur constitution en tant que futurs "vrais" adultes. Cette pièce est tombée au moment de questionnements et même si elle n'apporte pas seulement des réponses, elle guide, apaise, ouvre les yeux. Je [le] remercie toujours d'avoir écrit cette pièce. 
 

Stéphane Chaumet, concepteur et traducteur vers l’espagnol (Colombie) d’une anthologie bilingue de poétesses (Kathleen Lor, Marie-Clotilde Roose, Laurence Vielle, Véronique Bergen, Lisette Lombé, Charline Lambert, Florence Noël, Anne Penders)

Moins qu’un livre belge, c’est, dans ma jeunesse, sa peinture qui m’a marquée. Bruegel, Ensor, Leon Spilliaert, Magritte, Delvaux. C’est leur vision à chacun si singulière qui m’a obligé à considérer autrement le regard, et qui m’a aussi donné, quand on ne dort pas la nuit, à rêver.
 

Quelle est votre plus chouette anecdote liée au livre belge ? 

Todorka Mineva, traductrice vers le bulgare de Délires d’André Baillon, texte disponible en français chez Espace Nord

En 2013 j’ai oublié dans le train Nivelles-Bruxelles le livre que je traduisais ‒ Le Double et autres contes fantastiques choisis de Franz Hellens. J’avais une date limite pour la remise de la traduction à mon éditeur, donc chaque jour était important. Le lendemain j’ai trouvé sur un siège dans le train Bruxelles-Nivelles un exemplaire de... Le Double et autres contes fantastiques choisis. Et ce n’était pas le mien !
 

Petruta Spanu, traductrice vers le roumain de Neuf petits crimes ordinaires de Jean-Baptiste Baronian,  publié par le Grand Miroir (maison d’édition aujourd’hui disparue)

Le laboratoire de création de Georges Simenon ! Vidé de ses soucis quotidiens, il se met dans un état de grâce, qu’il appelle « l’état de roman ». Il impose à sa famille et au personnel engagé une atmosphère de recueillement, de silence et de solitude. Il rédige le matin à la machine à écrire un chapitre par jour. Il est habillé des mêmes vêtements jusqu’à ce qu’il termine le roman et, pour vaincre le trac, a toujours un tranquillisant dans la poche de sa chemise, même s’il ne l’utilise pas toujours. Ses six pipes sont remplies d’avance, pour ne pas s’interrompre pendant qu’il écrit. Ses fameux soixante crayons taillés sont arrangés en éventail, pour qu’il puisse les employer lorsqu’ils s’émoussent. Il a près de lui une bouteille de vin blanc, dont il boit parfois une gorgée. Septante mots par minute, quatre-vingts pages dactylographiées équivalent à deux bouteilles, dit-il. Après une semaine ou deux, c’est-à-dire après cinquante ou soixante heures de travail, il termine le roman, qui dépasse rarement 220 pages, pour pouvoir être lu pendant une soirée. Cette recette suppose de la concentration et une tension inhabituelles. Il perd par la transpiration 600 à 800 grammes à chaque chapitre. Au fur et à mesure que le temps passe, il payera cher l’efficacité et la précision de sa rédaction presque mécanique. Il se mettra toujours plus difficilement à sa table de travail, réduira le nombre des jours de rédaction et des chapitres. De douze romans par an (dans la période Maigret), il arrivera à quatre vers la fin de sa vie.

 

Anne-Lise Remacle